Objet du mois: le taxophone, aujourd’hui totalement disparu du paysage urbain

Vsevelod Tarassevitche/MAMM/MDF/russiainphoto.ru
Vsevelod Tarassevitche/MAMM/MDF/russiainphoto.ru
Dans un pays comme l’URSS où l’installation de lignes téléphoniques dans les appartements se fit lentement, les taxophones se substituèrent longtemps aux téléphones privés. Dès les années 1960, on trouvait des cabines à tous les coins de rue des grandes villes. Aujourd’hui, on n’en voit plus guère que dans les villages de campagne.

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Nous vous invitons une nouvelle fois à nous suivre dans « un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître » ! Celui où l’on trouvait encore des cabines téléphoniques, isolées ou installées par 2, 5, 10 ou même 20, dans les villes soviétiques.

Premiers téléphones publics

En novembre 1879, deux ans après la fondation de la Bell Company, le premier coup de fil fut passé en Russie. Les correspondants se trouvaient l’un à Saint-Pétersbourg et l’autre à la gare de Malaïa Vichera, située à 160 kilomètres au sud-est de la capitale.

Alexandre Krassavine / Sputnik L'un des premiers téléphones d'Alexander Bell installé à Moscou
Alexandre Krassavine / Sputnik

Le gouvernement de l’Empire russe comprit rapidement l’intérêt de l’invention, alors attribuée à Graham Bell. En 1881, il accorda une concession de 20 ans à la Bell Company pour installer et exploiter des réseaux téléphoniques à Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa (Ukraine), Riga (Lettonie) et Varsovie (Pologne). Dès 1882, des centraux téléphoniques ouvrirent à Saint-Pétersbourg et à Moscou (au 12 du passage Popov, aujourd’hui Kouznetski Most).

Getty Images Téléphone Ericsson, 1890
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Disposer d’une ligne intra-urbaine coûtait alors extrêmement cher : 250 roubles d’abonnement annuel (+ 50 roubles quand l’appareil était installé à plus de 3 verstes d’un central). Pour comparaison, à cette époque, l’équivalent d’un kilogramme de pommes de terre nouvelles coûtait 15 kopecks. En 1885, on comptait déjà 1 500 abonnés dans la capitale qui passaient 350 appels par jour. À Moscou, la barre des 1 000 abonnés fut atteinte en 1889.

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Le 31 décembre 1898, on inaugura la première ligne téléphonique entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Tout comme les câbles télégraphiques, cette ligne courait le long de la voie ferrée.

Getty Images La routine d'une demoiselle du téléphone russe
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Les premiers taxophones (au sens de téléphones publics payants) furent, semble-t-il, installés au début des années 1890 à Kiev. Ils étaient au nombre de 5 et le tarif était de 25 kopecks pour 5 minutes de conversation intra-urbaine. Dans la mesure où le réseau était encore peu développé, ces « téléphones d’usage public » n’étaient pas rentables. Un peu plus tard, la Bell Company installa quelques téléphones publics à Saint-Pétersbourg et Moscou.

Téléphones publics automatiques

Auteur inconnu/MAMM/MDF/russiainphoto.ru Pétersbourg, octobre 1917
Auteur inconnu/MAMM/MDF/russiainphoto.ru

Au tout début du XXe siècle, plusieurs ingénieurs conçurent des appareils automatiques. Dès 1903, la société L.M. Ericsson and Co écrasa le marché avec trois modèles de téléphones automatiques. Le principe d’utilisation était le suivant : introduire une pièce d’argent de 10 ou 15 kopecks (en fonction de la société qui exploitait le réseau) dans la fente, appuyer sur le bouton de droite, attendre que la pièce tombe et actionne une lamelle métallique qui envoyait un signal au central téléphonique, donner à l’opératrice (барышня / barychnia) le numéro de son correspondant. S’il était déjà en ligne, appuyer sur le bouton de gauche pour récupérer sa pièce.

Alexandre Rodtchenko/MAMM/MDF/russiainphoto.ru URSS, 1932
Alexandre Rodtchenko/MAMM/MDF/russiainphoto.ru

La guerre civile de 1917-1922 marqua l’arrêt du développement des téléphones publics dans les grandes villes de Russie, qui – il faut le dire – se faisait à pas lents. Il reprit en 1923 et se fit à un rythme nettement plus soutenu. Notamment grâce à la fabrication en série, à partir de 1932, à l’usine N°1 du Commissariat du peuple aux communications située à Kalouga (puis à celle de Krasnaïa Zaria à Leningrad) du premier appareil de conception soviétique : le taxophone Komarovski. Un appel coûtait 10 kopecks. Si la communication, qui passait depuis le début des années 1930 par un central automatisé, n’avait pas été établie, la pièce retombait d’elle-même dans une encoche réservée à cet effet. En 1937, on comptait près de 1 700 taxophones à Leningrad. En 1941, leur nombre à Moscou s’élevait à presque 2 800.

Spiki (CC BY-SA 3.0) Un AMT-47
Spiki (CC BY-SA 3.0)

Les appareils Komarovski furent installés jusqu’au début des années 1950, lorsqu’ils furent progressivement remplacés par les AMT-47. Ce sigle se déchiffre ainsi : Автоматический Монетный Таксофон mis au point en 1947. Ces téléphones furent fabriqués à Perm de 1950 à 1972.

Ioukatan (CC BY-SA 3.0) Un AMT-69
Ioukatan (CC BY-SA 3.0)

En 1973, l’appareil AMT-69 fit son apparition dans les rues des grandes villes d’URSS. Il pesait 12 kilogrammes, était équipé de protections contre le vandalisme et était capable de fonctionner par des températures allant de – 40°C à + 50°C. Sa fente acceptait les pièces d’un et 2 kopecks. 2 kopecks était le prix que coûtait une communication intra-urbaine de 3 minutes depuis 1961. Cette somme était tellement modique qu’il n’y avait aucune honte à demander à une personne passant près de la cabine d’où l’on voulait appeler s’il n’avait pas une pièce de 2 kopecks. Certains prenaient toutefois un malin plaisir à ne pas payer pour leur usage du téléphone public. Ils faisaient un trou au milieu d’une pièce de 2 kopecks puis y passait un fil. Ils introduisaient la pièce dans la fente du taxophone et, à la fin de la conversation, la récupéraient en tirant sur le fil. À la même époque, la communication inter-urbaine coûtait 15 kopecks. Les appels aux services d’urgence (01 : pompiers ; 02 : milice ; 03 : SAMU ; 04 : gaz) étaient gratuits.

À partir de 1991, du fait de l’inflation galopante, le paiement des communications se faisait par jetons métalliques. À Saint-Pétersbourg, on achetait les mêmes jetons pour le métro et pour le téléphone. 4 ans plus tard, les premiers téléphones à carte Monetel (de fabrication française) et à touches (à la place du cadran) firent leur apparition à Moscou. En 1998, on en trouvait déjà près de 5 650 dans la capitale. Au début des années 2000, les taxophones à carte fabriqués à l’usine Telta de Perm vinrent leur faire concurrence.

Cabines téléphoniques

Les premières cabines téléphoniques furent installées à Moscou dès 1903 et à Saint-Pétersbourg en 1910.

Jusqu’au début des années 1950, les cabines étaient en bois et étaient loin d’être identiques. Certaines peuvent nous paraître aujourd’hui exubérantes. Au moment où commença l’installation des AMT-47, la standardisation des cabines s’imposa : elles pouvaient être en bois ou en métal. Les premières cabines en béton, plus résistant aux conditions météorologiques que le bois, furent installées à Moscou en 1960. À la toute fin des années 1970, en prévision des Jeux olympiques de 1980, les premières cabines en aluminium firent leur apparition à Moscou.

Vsevolod Tarassevitch/russiainphoto.ru À la cabine téléphonique
Vsevolod Tarassevitch/russiainphoto.ru

Le développement du réseau de taxophones était tributaire non seulement de la production des appareils téléphoniques, mais aussi de la vitesse à laquelle on fabriquait les cabines qui les protégeaient. À Moscou, on en comptait environ 5 000 au début des années 1950 ; 10 000, en 1962 ; et 33 992, le maximum de toute l’histoire du téléphone public, en 1991.

Boris Kossarev/russiainphoto.ru
Boris Kossarev/russiainphoto.ru

Aujourd’hui, seules les cabines qui avaient été aménagées dans certaines stations de métro et gares rappellent aux plus anciens le temps où l’on retenait facilement les numéros de téléphone de ses correspondants les plus fréquents.

Valeri Ousmanov/russiainphoto.ru
Valeri Ousmanov/russiainphoto.ru

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Les taxophones au cinéma

Dans certains films soviétiques, le téléphone public joue un rôle essentiel. C’est le cas de la cabine située au pied de l’immeuble où vivent les héros du film Ivan Vassilievitch change de profession. C’est de ce taxophone que Georges Miloslavki appelle la victime du cambriolage qu’il s’apprête à commettre pour s’assurer de l’heure jusqu’à laquelle elle sera au travail. La nouvelle maîtresse du réalisateur Iakine téléphone à ses amies de cette même cabine pour les prévenir qu’elle part avec lui à Gagra, une station balnéaire d’Abkhazie très réputée. La femme d’Ivan Vassiliévitch Bouncha s’y précipite pour que les urgences viennent chercher son mari qu’elle croit en pleine crise de delirium tremens.

Comment imaginer aussi qu’Andreï Bouzykine, le personnage principal du Marathon automnal (Oсенний марафон), ait pu entretenir une liaison avec Alla, s’il n’y avait pas eu de taxophones à Leningrad.

Que serait-il arrivé à Vladimir Charapov s’il n’avait pu appeler son supérieur Gleb Jeglov d’une cabine publique pour l’informer qu’il était parvenu à entrer en contact avec des membres de la bande du Chat Noir et qu’il était filé par l’un d’eux ?

On peut aussi se demander où la sympathique petite bête Tchebourachka aurait un temps habité, si elle ne s’était pas trouvé une cabine téléphonique pour lui servir de refuge.

Roman Katchanov/Soyouzmoultfilm, 1971
Roman Katchanov/Soyouzmoultfilm, 1971

Aujourd’hui, en Russie comme dans de nombreux pays où la téléphonie mobile s’est considérablement développée durant le premier quart du XXIe siècle, les cabines téléphoniques ont disparu des paysages urbains. Les plus jeunes peuvent se faire une idée de ce qu’était le téléphone public en allant à la campagne.

Dans cette autre publication, découvrez pourquoi le 1er téléphone portable soviétique, créé en 1957, n’a jamais été produit en série.

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