Comment la Russie a combattu la corruption au long de son histoire
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Servir un prince, c’est servir Dieu : telle était la mentalité des Russes depuis des temps anciens, une conviction bien enracinée étant que tout pouvoir ne provenait que de Dieu. Les combattants servaient le prince avec fierté, et étaient prêts à donner leur vie pour lui ; ce dernier, en retour, les traitait comme des enfants : il les nourrissait, les habillait, les logeait. En fait, il leur fournissait tout. Sauf de l’argent.
Service et émoluments
Le fait est qu’un travail réalisé pour de l’argent, contrairement au service pour son maître, était considéré comme humiliant, écrit l’historienne Olga Kocheleva. Le mot travail en russe (rabota) vient du mot « esclave » (rab) et avait une connotation péjorative (liée à la pauvreté et à un rang inférieur). Seules « travaillaient » les personnes des couches inférieures de la société ou celles tombées dans la servitude pour cause de dettes. Une personne noble obtenait une gratification de la part du prince, des « honneurs » (potchesti, c’est-à-dire des cadeaux matériels) auprès du peuple et, certainement, une satisfaction morale liée à son service. Cela lui suffisait.
Une caractéristique de telles relations était que non seulement les gens ordinaires gratifiaient les personnes de rang supérieur avec des « honneurs », mais que parfois le prince en personne pouvait faire des offrandes pour un travail. Cela pouvait prendre la forme d’un manteau de fourrure, d’un cheval, d’une arme ou d’un tonneau de vin. Ces cadeaux renforçaient le lien entre le seigneur et ses serviteurs, car ils étaient un symbole de l’implication de ces derniers dans le pouvoir, explique Kocheleva. Les cadeaux les plus précieux pouvaient être des villages ou des villes entières. Cependant, quand un prince offrait un village à son subordonné, c’était une chose – ce dernier pouvait en tirer simplement un revenu sans rien faire. Dans d’autres cas, le prince envoyait son subordonné dans un volost’, une ancienne unité territoriale, que ce dernier devait gérer (na kormlenié).
Dans ce contexte, les fonctionnaires dépêchés par le centre vivaient aux dépens de la population locale, mais en même temps, étaient tenus de rendre justice et d’exercer des fonctions de gouvernance : annoncer les décrets du souverain, prendre des décisions en cas de catastrophes et maintenir l’ordre. Pour cela, trois fois l’an, l’on prélevait des biens à la population : pain, viande, fromage, avoine et foin pour les chevaux et bien plus encore. De plus, divers prélèvements étaient réalisés : judiciaires, douaniers et fiscaux, taxe pour faire du commerce, réaliser des livraisons en gros, et autres. Grâce à ces prélèvements, les envoyés du souverain subvenaient à leurs besoins et entretenaient leur livrée ; bien sûr, une part importante de ces prélèvements était envoyée à Moscou.
Tout cela était légal. Mais alors, que considérait-on comme un pot-de-vin ?
Mille nuances de pots-de-vin
Ivan le Terrible a remplacé le système susmentionné (appelé kormlenié) par celui des voïvodies, notamment parce que les gouverneurs dépouillaient tout simplement la population. Les voïvodes et les streltsy recevaient désormais un salaire ; cependant, il était versé de manière irrégulière, quand il l’était, et pas toujours d’un montant identique. Il n’était donc pas facile de se débarrasser de l’héritage de la tradition du kormlenié. À partir du XVIe siècle, les institutions d’État russes ont continué à fonctionner sur la base d’offrandes, appelées « honneurs » (potchesti).
Les fonctionnaires, les voïvodes et les juges travaillaient jusqu’à l’épuisement, presque 24h sur 24. Ivan Possochkov, écrivain qui a vécu sous Pierre le Grand, a comparé leur travail à la mission d’un moine. « Ne rentre chez toi qu’à la nuit tombée... Arrive à la chancellerie avant tout le monde, et repars-en après les autres... Tu dois vivre dans ta chancellerie », a-t-il écrit dans ses conseils à un jeune fonctionnaire. Et ces fonctionnaires se nourrissaient grâce aux offrandes de la population qui les sollicitait, les fameux « honneurs ».
Aux XVIe et XVIIe siècles, ce n’était pas toujours de l’argent. On apportait du poisson, du caviar, du miel coûteux, des peaux d’animaux rares ou des vêtements précieux. Si l’offrande était acceptée, l’affaire avait des chances d’aboutir. Mais si vous essuyiez un refus (en restant avec ce que vous aviez apporté sur les bras) c’était très mauvais signe. Dans le même temps, les lois ne punissaient pas les fonctionnaires pour avoir accepté des « honneurs ».
Seuls pouvaient encourir des démêlés ceux qui acceptaient les biens, et exigeaient des sommes supplémentaires (pots-de-vin) simplement pour effectuer leur travail !
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Il était également interdit de prendre des fonds non pour l’examen d’une affaire, mais pour adopter une décision donnée à ce sujet – ce qui portait le nom de possoul. C’est là que commençait le délit de concussion qui était qualifié de pot-de-vin. Le terme renvoyait à la résolution injuste d’une affaire contre le versement d’une certaine somme.
Pourquoi la lutte contre la corruption a-t-elle échoué ?
Sans surprise, il a été impossible d’éradiquer la corruption dans la Russie d’avant Pierre le Grand. Les gens croyaient qu’« une récompense n’a rien de mal » et que « tout travail mérite gratification ». Par conséquent, les solliciteurs continuaient à apporter de la nourriture et de l’argent aux institutions, afin de ne pas « rester le bec dans l’eau ». Il n’y avait pas assez de fonctionnaires, et les affaires à traiter étaient nombreuses. Dans un tel contexte, comment régler une question en arrivant les mains vides ? D’autres apporteraient forcément quelque chose !
Pierre le Grand est souvent considéré comme le principal champion de la lutte anticorruption. Il a introduit l’institution des fiscalistes et des procureurs. Le 24 décembre 1714, Pierre a publié un décret « Sur l’interdiction des pots-de-vin et des possoul et leur punition ».
« Étant donné que les extorsions se sont multipliées, écrivait Pierre, il est interdit aux fonctionnaires de tout grade […] de prélever des sommes d’argent public et de prendre l’argent collecté auprès du peuple […] autre que leur salaire ». Toute infraction était passible d’un châtiment corporel, pouvant aller jusqu’à la peine de mort.
L’oukase du tsar a-t-il réglé le problème ? Non, bien entendu. Le chercheur Dmitri Serov note que seul un petit nombre d’affaires initiées par les fiscalistes de Pierre (des enquêteurs chargés des affaires de corruption et dotés de pouvoirs spéciaux) se sont soldées par des condamnations. L’empereur lui-même savait pertinemment que son bras droit, le prince Menchikov, était le plus grand usurpateur de fonds publics de l’Empire. Mais que pouvait-il y faire ?
Après la mort de l’empereur, ses lois sur la corruption ont presqu’immédiatement cessé d’être appliquées. Le 23 mai 1726, l’impératrice Catherine Ire a publié un décret « Sur le versement de salaires aux grades collégiaux », qui permettait en fait d’accepter des offrandes (pas des pots-de-vin, même s’ils en étaient dans le sens moderne) dans des limites raisonnables. Des salaires n’étaient censés être versés qu’aux fonctionnaires des collèges (ministères), tandis que les fonctionnaires sans grade devaient... eh oui, obtenir quelque chose des solliciteurs. Mais sans « pots-de-vin excessifs », précise le document.
L’historienne Elena Kortchmina a décrit un cas de 1764. L’assesseur collégial Vassili Kozlov a formulé avec justesse le problème de la lutte contre la corruption en Russie. « Il m’était impossible d’arrêter ces prélèvements (des fonctionnaires qui lui étaient subordonnés) », car le gouvernement ne payait pas leur travail. Et si le voïvode Kozlov lui-même avait indiqué exactement combien les fonctionnaires étaient censés prendre aux solliciteurs, il aurait été puni pour acte arbitraire. En effet, aucun « montant autorisé » précis n’était spécifié dans les lois.
Ce système fragile a continué d’exister aux XVIIIe et XIXe siècles. L’essence et les résultats de la lutte contre la corruption n’ont pas vraiment évolué. Les Russes continuaient à percevoir les offrandes judiciaires comme quelque chose de naturel, et ils avaient, il faut l’avouer, de solides arguments pour justifier cela.
Un contemporain de Pouchkine, l’écrivain et informateur de la police secrète tsariste Faddeï Boulgarine a écrit : « Tout dépend de l’approche. Certains exigent de l’argent des solliciteurs et menacent de faire échouer des causes justes s’ils ne sont pas payés ; d’autres font leur devoir, mais si quelqu’un donne quelque chose pour leur bon travail, ils ne refusent pas ». Une formule qui résume on ne peut mieux l’ambiguïté de la notion de pot-de-vin à travers l’histoire russe.
Y a-t-il vraiment eu un joug tataro-mongol en Russie ? Trouvrez la réponse dans cette autre publication.
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