Jenő Weisz, l’économiste hongrois qui avait l’oreille de Joseph Staline

Kira Lisitskaïa (Photo : Valentin Mastioukov, Valentin Tcheredintsev/TASS ; Wolfgang Kaehler/LightRocket, Bettmann, James E. Abbe/Getty Images)
Kira Lisitskaïa (Photo : Valentin Mastioukov, Valentin Tcheredintsev/TASS ; Wolfgang Kaehler/LightRocket, Bettmann, James E. Abbe/Getty Images)
Né dans l’Empire austro-hongrois, Jenő Weisz fut l’un des économistes les plus compétents et écoutés d’URSS. Parce qu’il ne craignait pas de dire la vérité, il fut écarté aussi rapidement qu’il avait atteint les sommets.

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Domaine public
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Jenő Weisz (ou Weisz Jenő selon l’usage hongrois) était connu en URSS sous le nom de Evgueni Varga. Né en 1879 à Budapest dans une famille pauvre, il fut l’un des plus grands experts en matière d’économie mondiale en URSS. Marxiste convaincu, diplômé de l’Université de Budapest, commissaire aux finances puis à la production de l’éphémère République des Conseils de Hongrie (mars – août 1919), il arriva non sans entraves en Russie soviétique en août 1920. Il y fit alors la connaissance de Vladimir Lénine qui avait lu un grand nombre de ses travaux et l’invita à rejoindre l’appareil du Komintern.

Économiste hongrois au service de l’URSS

Spécialiste de l’économie socialiste et, plus particulièrement, de la politique économique sous la dictature du prolétariat, Evgueni Varga mit ses compétences au service de la Russie soviétique puis de l’URSS. Il prit part aux réunions du Komintern, en dirigea le bureau des statistiques économiques et travailla à l’ambassade soviétique à Berlin.

The Print Collector/Heritage Images via Getty Images Regime communiste a Budapest, le 1er mai 1919
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En 1927, il fut nommé à la tête de l’Institut de l’économie mondiale et de la politique mondiale de l’Académie des sciences de l’URSS, poste qu’il occupa vingt ans. Il prédit en détail la survenue et la fin de la Grande dépression consécutive à la crise de 1929. Il avait la confiance de Joseph Staline.

Ce dernier ne fit pas que demander à Evgueni Varga des analyses et des articles. Il l’inclut dans les délégations soviétiques aux conférences de Yalta puis Potsdam. Il examina l’idée du plan Marshall et fit transmettre ses conclusions à Joseph Staline : selon lui, ce plan permettrait aux États-Unis de soumettre économiquement les pays européens. Joseph Staline considéra avec une grande attention le rapport d’Evgueni Varga et le fit distribuer aux membres du Politburo.

Keystone Features / Getty Images Staline, Roosevelt et Churchill à la conférence de Yalta en 1945
Keystone Features / Getty Images

Lettre à Staline

Evgueni Varga chercha à mettre à profit sa position prestigieuse d’académicien et écrivit plusieurs fois à Joseph Staline au sujet du sort réservé à des prisonniers étrangers. Lui-même avait échappé aux répressions des années 1930 dont il avait pressenti la mise en œuvre.

L’économiste passa sous les fourches caudines de Joseph Staline après la Seconde Guerre mondiale. En 1946, il publia un livre sur l’économie des pays capitalistes après le conflit mondial. Selon plusieurs dirigeants du Parti communiste, il n’y aurait pas critiqué ni ces pays, ni le capitalisme « suffisamment fort ». Il fut accusé de soutenir une position « pro-allemande ». Il s’adressa à nouveau à Joseph Staline, non pas pour intercéder en faveur d’autrui, mais pour se défendre.

« Camarade Staline, vous avez toujours bien considéré ma personne et mon travail. Je vous prie avec insistance d’examiner cette affaire. Il en va de la vie d’un vieux révolutionnaire ! J’ai consacré 36 ans de ma vie au mouvement ouvrier, je suis membre du Parti communiste soviétique depuis 23 ans. Je n’ai jamais douté de la justesse de ces choix et n’ai jamais dévié de la ligne du Parti [...] Quelle raison aurais-je donc sur mes vieux jours de devenir ʺpro-allemandʺ ? ».

Keystone-France/Gamma-Rapho via Getty Images
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Joseph Staline fut inflexible. Evgueni Varga fut non seulement chassé de l’Institut de l’économie mondiale et de la politique mondiale, mais l’Institut lui-même fut fermé. L’économiste continua toutefois de travailler comme consultant scientifique de l’Académie des sciences. Après la mort de Joseph Staline, il fut nommé à la tête de l’Institut de l’économie mondiale, celui qui avait été fermé reprenant ses activités sous un autre nom.

Critique du système soviétique

Avec le temps, Evgueni Varga révisa son jugement sur le système soviétique et sur ce qu’il était devenu : il critiqua le régime stalinien (mais pas Joseph Staline lui-même dont il avait plutôt une bonne opinion) et surtout Nikita Khrouchtchev. Selon lui, après la mort de Vladimir Lénine, l’Union soviétique s’était engagée sur une mauvaise voie et était « devenue un État entièrement dirigé par une bureaucratie toute puissante ».

Valentin Mastioukov, Valentin Tcheredintsev / TASS
Valentin Mastioukov, Valentin Tcheredintsev / TASS

En 1991, des notes qu’Evgueni Varga avait rédigées dans les années 1960 furent publiées sous le titre À Décacheter dans vingt-cinq ans. Il s’y montrait particulièrement inquiet de la différence de revenus entre les gens simples et les fonctionnaires des appareils du Parti et de l’administration. Il y mentionnait les « rations alimentaires du Kremlin » dans les années 1930 et les cantines réservées « aux siens » dans Leningrad assiégée où l’on ne manquait de rien pendant que la ville mourait de faim et de froid.

L’économiste constatait que le fossé se creusa plus encore après la Seconde Guerre mondiale. « En dix ans, Khrouchtchev s’est fait construire treize villas luxueuses », s’indignait-il.

Mikhaïl Filimonov / Sputnik
Mikhaïl Filimonov / Sputnik

Evgueni Varga mourut à Moscou quelques semaines avant son 85e anniversaire. Il avait deux enfants. Andreï était né en Hongrie. Il était ingénieur chimiste et fut porté disparu pendant la Grande Guerre patriotique. Sa fille Maria, née en 1923, fit des études de biologie à l’Université de Moscou puis une carrière scientifique. Sa petite-fille, Anna Varga est une spécialiste reconnue de psychothérapie familiale. Docteur en psychologie, elle est enseignante.

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