Qui étaient vraiment les sorcières en Russie?
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En russe, une sorcière (vedma) est quelqu’un qui « sait » (vedat) et possède des connaissances secrètes. Dans la Russie antérieure à l’époque de Pierre le Grand, la sorcière, devineresse et guérisseuse était un membre nécessaire de la société. Les sorcières s’occupaient de la guérison et de l’altération, ainsi que des enchantements et désenchantement amoureux des fiancés, des prédictions de l’avenir – en gros, ce pour quoi les gens se tournent vers les cartomanciens et les « rebouteux » encore aujourd’hui. La différence est qu’au XVIIe siècle, l’on pouvait être fouetté pour cela, voire même brûlé dans une cabane en bois pour avoir jeté une malédiction.
Des parias
Dans le village, une personne pouvait être rangée dans la catégorie « sorcière » en raison de sa vie « incorrecte », selon l’opinion de la société. « Le statut de sorcière concernait le plus souvent des femmes qui s’écartaient du chemin de vie habituel associé principalement à la mise en œuvre des rôles familiaux », écrit l’ethnographe Tatiana Chtchepanskaïa dans un article sur les sorcières pour l’encyclopédie Moujiks et babas: le masculin et le féminin dans la culture traditionnelle russe. « Prostovoloski », c’est-à-dire les jeunes femmes ayant péché avant le mariage, « samokroutki », mariées selon leur propre volonté, sans l’accord de leurs parents, « vekovoukhi », vieilles filles – ces femmes étaient plus susceptibles d’attirer les soupçons de sorcellerie.
Keith Thomas, dans Religion et déclin de la magie, suggère que ces femmes, qui avaient souvent besoin d’une aide domestique, étaient les plus vulnérables et que, pour avoir une raison de la leur refuser, elles étaient « déclarées » sorcières et rejetées. Bien sûr, il y avait aussi des femmes qui gagnaient leur vie en tant que sorcières.
Les sorcières en Russie médiévale, cependant, n’étaient pas toujours célibataires. Le livre Sorcellerie dans la Moscovie du XVIIe siècle de Nikolaï Novombergski indique le statut marital de certaines sorcières urbaines – des épouses de sacristain, de canonnier, de dragon, de strelets, de soldat-mercenaire, etc. Toutefois, la plupart d’entre elles étaient issues de rangs inférieurs de la société, des « sans droits » : serfs, paysans, étrangers (Tatars et « Circassiens »).
En général, les sorcières russes étaient très pauvres. Les services de sorcellerie ne coûtaient que quelques kopecks, et beaucoup vivaient principalement de l’aumône. « La sorcellerie était l’arme des faibles et des impuissants, écrit Nada Bochkovska. Les femmes utilisaient la peur de la sorcellerie pour effrayer ceux qui étaient plus puissants et plus forts ».
Et en effet, elles faisaient régner la peur. À Bolkhov, en 1627, Anna, la femme d’un strelets, a menacé le fils d’un boyard (un petit seigneur de guerre) de le maudire. Et pendant la rébellion de Stenka Razine, la sorcière Anna Arzamasskaïa (Temnikova), une paysanne-ataman, est devenue célèbre pour avoir jeté le mauvais œil et transmis son art à d’autres.
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Des fonctions sociales importantes
Les sources russes ne mentionnent pas de sorcières créant un mal objectif – elles n’invoquaient pas la grêle ou le mauvais temps, encore moins le diable, et ne réalisaient pas de sacrifices humains. Pourquoi donc la société russe avait-elle besoin de sorcières ? Pour les fonctions rituelles, la médecine traditionnelle et même... les enquêtes concernant les vols.
Les guérisseuses et sorcières de village, mais aussi les veuves et les femmes célibataires participaient à différents rites, vestiges de l’époque païenne, par exemple au rite du « labour » qui protégeait les animaux du village de la « mort des vaches », c’est-à-dire tout simplement de la perte du bétail. Les veuves et les femmes non mariées étaient indispensables pour ce rite.
En l’absence d’aide médicale, ce sont les guérisseurs qui pouvaient aider à soigner les maux de dents, les hernies, la « maladie noire » (épilepsie) et autres affections. En 1642, un strelеts a donné à une connaissance un document magique, sûrement obtenu auprès d’une guérisseuse, contre l’épilepsie. La veuve Oulita Chtchipanova de la région de Vologda a quant à elle apprit l’art de la guérison auprès de sa mère et avait un stock de racines et de pierres pour toutes les maladies, y compris les poux.
Bien sûr, comme les sorcières pouvaient guérir, elles infligeaient aussi des maladies et des dégâts. Au village, les sorcières étaient le plus souvent accusées de provoquer le hoquet, les crises d’hystérie, la « maladie sèche » (tuberculose) et l’impuissance sexuelle masculine. Un domaine distinct était celui des hernies – on les « décourageait », ou on pouvait les « enchanter », par exemple en buvant une décoction d’eau de marais. L’enchantement, ou au contraire le désenvoutement, amoureux des fiancés étaient également un domaine de connaissance de la sorcellerie.
S’adressaient également aux sorcières et guérisseuses les victimes de vols, d’arnaques, de problèmes au travail – le pouvoir exécutif ne souhaitait pas se charger des petits conflits de paysans et de pauvres fonctionnaires, qui devaient donc chercher de l’aide ailleurs. En 1647, à Moscou, le paysan Simon a été volé, et il a ainsi demandé de l’aide à la sorcière Daritsa, qui a désigné le coupable. En 1658, une paysanne de la bourgade de Loukh a reçu du sel ensorcelé et l’a dispersé afin de faire libérer son mari de prison. Les sorcières de Moscou « vendaient » des incantations pour la réussite du commerce, et un sorcier recommandait : « Enterrez la tête d’un ours au milieu de la cour, et le bétail abondera ».
Moyens pour devenir une sorcière
En Russie médiévale, l’on croyait que l’on pouvait devenir une sorcière, non pas en entrant en contact avec le diable, mais en communiquant avec des créatures de l’au-delà. Une jeune femme de Novgorod, abandonnée par son petit ami, a rêvé d’un sorcier-ours qui lui a révélé des connaissances secrètes, relate Chtchepanskaïa. Elle est par la suite devenue une guérisseuse célèbre dans le district d’Okoulovo. Le don qu’elle a reçu était le résultat d’une connexion avec un protecteur de l’autre monde qui a « remplacé » son mari et donné un nouveau sens à sa vie – la sorcellerie.
Un démon protecteur ou un pouvoir secret pouvait être obtenu d’un autre sorcier ou sorcière, par exemple, au moment de sa mort. Dans la région de Novgorod, couraient des histoires de serpents de feu. L’on pouvait en créer un en trouvant un « œuf de coq » (un œuf de poule mou et non développé de la taille d’un œuf de caille) et en le portant sous le bras pendant quinze jours, tout en gardant le vœu de silence. L’on croyait qu’un serpent devait éclore d’un tel œuf et apporter à son maître le lait des vaches d’autres paysans – il suffisait de mettre des pots et des bocaux vides sur le rebord d’une fenêtre ouverte la nuit.
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Persécutées par la société elle-même
La chasse aux sorcières était généralement liée à des crises dans la vie du village. La sécheresse, les épidémies et les épizooties, la paralysie et les hernies chez les paysans, tout cela poussait à chercher désespérément un coupable.
L’on disait qu’une sorcière était plus facile à attraper si elle était surprise en train d’accomplir un rituel. À l’aube, les sorcières faisaient des « zalomy » (nœuds) sur le seigle ou le blé dans les champs, marchaient dans la rosée, les cheveux détachés, et traînaient une nappe derrière elles – elles récoltaient la rosée pour voler le lait des vaches.
L’on croyait également qu’une sorcière pouvait se transformer en un animal – un chat, un chien, un cochon. Parfois, l’on attrapait donc un animal sans propriétaire et lui laissait une marque – une coupure sur l’oreille ou le museau. Si la personne soupçonnée souffrait ensuite d’indisposition, la « culpabilité » était prouvée.
Les villageoises en général contrôlaient si une lumière dans la demeure d’une femme seule n’était pas souvent allumée la nuit – « c’est un serpent qui vole à elle », « c’est léchi [esprit de la forêt] qui vient à elle ». Si une femme célibataire donnait naissance à des enfants hors mariage – ils étaient considérés comme ceux du diable. Si une vieille femme « n’était pas emportée par la mort », cela justifiait qu’on lui demande à qui elle avait jeté un sort, à qui elle avait nuit, car l’on jugeait que les sorcières n’avaient pas le droit d’aller dans l’autre monde pour leurs péchés. Il était cependant possible d’aider une sorcière à mourir en « prenant » son pouvoir et son savoir.
Une sorcière « avérée » était non seulement évitée, mais pouvait également être punie. Tout d’abord, on ne lui permettait plus de rentrer chez autrui, on ne lui donnait plus de sel, d’allumettes, de farine. L’on pouvait en outre brûler sa maison, voire la sorcière elle-même. Dans le district de Pochekhonski de la province de Iaroslavl, à la fin du XIXe siècle, les paysans ont soupçonné une vieille femme de sorcellerie ayant causé la mort du bétail, et ont essayé de la brûler dans une cabane en bois. Seul un prêtre a permis de sauver la femme.
Différentes des sorcières européennes
En Russie, l’exécution pour sorcellerie n’était pas chose courante. Sur les 99 cas de sorcellerie recensés à Moscou dans les années 1622-1700, 10 se sont terminés par un bûcher. Par ailleurs, si elles étaient brûlées, ce n’était pas en les attachant à un poteau, mais en les plaçant dans une cabane en bois – de la même manière que l’on brûlait les vieux-croyants. Les sources russes n’ont également conservé aucune trace de sorcières se réunissant. « Les documents ne mentionnent pas de sorcières volantes ou de sabbat », écrit Nada Bochkovska.
Les Russes avaient des moyens de « détecter » les sorcières, mais il n’y avait pas de « tests » comme l’immersion dans l’eau ou la pesée, la recherche de symboles diaboliques ou de signes sur le corps. Les guérisseuses et les sorcières russes étaient torturées sur le chevalet, mais à l’époque, c’était l’une des méthodes d’enquête les plus courantes dans toute affaire criminelle. D’une manière générale, comme l’écrit Bochkovska, « la sorcellerie est restée dans la grande-principauté de Moscou comme une méthode particulière de nuire à la santé », c’est-à-dire principalement l’altération. Les peines infligées dans la plupart des cas de sorcellerie ne différaient pas des autres peines dans les affaires criminelles. Le fouet, la cravache et le bannissement en Sibérie étaient par conséquent les sentences déclarées à l’encontre des personnes accusées de sorcellerie et reconnues coupables.
Une différence importante était enfin qu’en Russie, la sorcellerie n’était pas exclusivement une affaire de femmes. Il y a toujours eu moins de femmes accusées de sorcellerie que d’hommes. L’historien de la sorcellerie Valeri Kivelson a en effet examiné 223 procès de sorcellerie au XVIIe siècle. Sur les 495 accusés, 367 (74%) étaient des hommes et 128 (26%) des femmes.
Dans cet autre article, nous vous expliquions plus en détails comment l’on chassait les sorcières en Russie.
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