Église de la Trinité de Troïtse-Lykovo: une sublime relique du règne de Pierre le Grand
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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe de photographie aux couleurs vives. Sa vision de la photographie en tant que forme d'éducation et d'illumination s’est incarnée dans ses clichés de sites historiques situés au cœur de la Russie.
Ces photographies facilitent les comparaisons entre les structures documentées par Prokoudine-Gorski et d'autres monuments, tels que la magnifique tour de l'église de la Trinité de la fin du XVIIe siècle située dans le village de Lykovo, près de Moscou. Ce chef-d'œuvre ressemble à une église en bois qu'il a photographiée à Petrozavodsk lors d'un voyage dans le Nord de la Russie à l'été 1916 - sa dernière expédition avant de quitter le pays en 1918.
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Origines tsaristes
Au moment de sa visite, Petrozavodsk (désormais capitale de la République de Carélie au sein de la Fédération de Russie) possédait deux grandes églises en bois, dont l'une était dédiée aux saints Pierre et Paul. Qualifié de cathédrale dans certaines sources, le sanctuaire a été construit au début du XVIIIe siècle sous le règne de Pierre le Grand (1672-1725).
Les légendes locales affirmaient que le tsar Pierre lui-même l'avait conçu et que la consécration aux saints Pierre et Paul est une référence à ses patrons célestes. Il est probable que Pierre a soutenu cette église en tant qu’affirmation de la présence de la Russie dans une zone frontalière stratégique contestée par la Suède. Petrozavodsk (« l'usine de Pierre ») a été fondée en 1703 afin de produire du fer pour la nouvelle marine russe pendant la Grande Guerre du Nord (1700-1721).
La conception verticale distincte de l'église Saints-Pierre-et-Paul est basée sur une forme traditionnelle d'architecture en bois, connue sous le nom d'église « étagée », composée de niveaux octogonaux ascendants. Dans le même temps, l'église en question présente des éléments propres à l'architecture pétrinienne, tels que la haute flèche au lieu d'un bulbe en oignon et la présence de balcons d'observation sur le lac Onega.
En 1784, l'église a été rénovée avec l'ajout de détails néoclassiques et d'un revêtement en planches peintes en blanc, comme on le voit dans les photographies de Prokoudine-Gorski. En octobre 1924, ce monument a été détruit par la foudre et la photographie de Prokoudine-Gorski reste aujourd'hui la meilleure image de cette structure remarquable.
Analogues architecturaux
Heureusement, d'autres églises en bois à plusieurs niveaux ont également survécu dans le Nord de la Russie, comme l'église du prophète Élie près du monastère de Ferapontov, dans la région de Vologda. Une étude a conduit certains à suggérer que la forme des structures en bois à plusieurs niveaux a migré à la fin du XVIIe siècle vers la conception d'églises-tours en maçonnerie, en particulier celles construites sur de riches propriétés de campagne dans la région de Moscou.
La ressemblance est évidente quand on compare l'église de Petrozavodsk avec l'église de l'entrée à Jérusalem au-dessus de la porte Sainte du monastère de la résurrection de la Nouvelle Jérusalem, situé à l'ouest de Moscou. Achevée en 1694 par un architecte serf remarquablement doué nommé Iakov Boukhvostov, l'église-porte de la Nouvelle Jérusalem a été en grande partie détruite lors de la bataille de Moscou à l'automne 1941, mais a été reconstruite. Comme pour l'église de Petrozavodsk, l'église-porte de la Nouvelle Jérusalem se compose de quatre niveaux octogonaux s'élevant à partir d'une structure carrée.
Luttes dynastiques
Iakov Boukhvostov est l'un des rares architectes russes dont le nom est documenté. Il est né vers 1650 dans une famille de serfs sur un domaine appartenant à un boyard éminent nommé Mikhaïl Tatichtchev, près de la ville de Dmitrov. Bien que les détails soient inconnus, Tatichtchev semble avoir noté son talent de constructeur et lui a permis de s’installer à Moscou comme ouvrier sous contrat au début des années 1680.
Alors qu'il terminait l'église-porte de la Nouvelle Jérusalem, Boukhvostov a reçu un contrat pour une église-tour à Oubory, domaine de la région de Moscou appartenant à Piotr Cheremetiev « le jeune » (1650-1697). Bien que Cheremetiev n'ait pas vécu assez longtemps pour voir l'achèvement de l'église, qui n'a été consacrée qu'en 1701, l'église du Sauveur d’Oubory est restée un monument glorieux témoignant du rôle que le vaste clan Cheremetiev a joué sous le règne de Pierre le Grand.
La magnifique église d'Oubory n'était pas non plus un exemple isolé de la fusion du sacré et du profane. Les églises-tours d'autres domaines de la région de Moscou comprennent la célèbre église de l'Intercession-de-la-Vierge construite en 1690-1693 dans le village de Fili. À la fin du XVIIe siècle, Fili appartenait au boyard influent Lev Narychkine (1664-1705), oncle de Pierre le Grand.
Le style de ces églises-tours de la fin du XVIIe siècle a été désigné sous le nom de « baroque Narychkine », du nom de la famille de boyards qui a construit de telles églises sur ses domaines. Natalia Narychkine (1651-94) était la deuxième épouse du tsar Alexis Ier (1629-76) et la mère de Pierre.
Avec la mort du tsar Alexis en 1676, la cour russe est entrée dans une période d'incertitude liée à une lutte de pouvoir entre les familles des deux épouses d'Alexis, les Miloslavski et les Narychkine. De manière générale, ces derniers étaient considérés comme plus réceptifs aux tendances occidentales et cette perception a suscité l’hostilité des segments conservateurs de la population, y compris les streltsy (« tireurs », la force militaire russe à l'époque).
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Le « style Narychkine »
Au cours de cette lutte, deux des frères Narychkine, Ivan et Afanassi, ont été tués par la foule en 1682, mais la tsarine Natalia et son jeune frère Lev ont survécu et ont finalement vaincu. Avec l'émergence en 1689 du jeune fils de Natalia, Pierre, à la tête de la Russie, la famille Narychkine avait triomphé et a joui pendant un certain temps d'un immense pouvoir reflété dans leurs églises.
Le « style Narychkine », comme on l'a appelé plus tard, a été appliqué aux églises-tours ornementales érigées sur les domaines d'un petit groupe de nobles comme les Narychkine et les Cheremetiev, qui étaient réceptifs à la culture occidentale et étroitement associés au tsar Pierre. Ces églises seigneuriales distinctives sont apparues au début des années 1680 et étaient composées de gradins octogonaux se dressant au-dessus d'un cube central, comme les églises-tours en rondins du nord de la Russie.
Parmi les nombreux domaines – parmi lesquels Fili et Oubory – qu’on trouvait autour de Moscou au XVIIe siècle, la plupart ont été absorbés par les développements successifs de la ville, seul leur nom témoignant de leur glorieux passé. Il reste cependant des oasis boisées qui semblent peu touchées par le XXe siècle – c’était du moins le cas dans les années 1980, lorsque je les ai photographiées pour la première fois.
L'un de ces villages est Troïtse-Lykovo, situé sur l'autre rive de la rivière Moskova, dans la partie nord-ouest de la ville. Connu à l'origine sous le nom de Troïtskoe (« Trinité », en raison d’une église en bois de la Trinité), le village a été concédé en 1610 au boyard Boris Lykov-Obolenski (1576-1646).
Après la mort de Lykov, le domaine est revenu sous la propriété du tsar faute d'héritiers masculins, mais il semble avoir été ajouté aux domaines des Narychkine, peut-être par le mariage d'Ivan Narychkine (1658-82) avec Praskovia Lykova en 1674.
Après le meurtre d'Ivan en 1682, le domaine de Troïtse-Lykovo est finalement devenu la propriété de son frère Martemian (1665-1697) en vertu d'une subvention allouée en 1690 par son neveu, le tsar Pierre. Martemian a vraisemblablement ordonné le remplacement de l’église de la Trinité en rondins par la structure incroyablement belle qui se dresse à ce jour. Après sa mort en 1697, le domaine devient la propriété de son frère Lev, qui possédait également Fili.
Comme l'église du Sauveur à Oubory, l'église de la Trinité de Troïtse-Lykovo a été attribuée à Iakov Boukhvostov, même si l’on déplore un manque frustrant de preuves documentaires à l’appui de cette affirmation. Il existe une impulsion compréhensible à attribuer ce chef-d'œuvre au seul architecte connu capable d’un tel niveau de travail. Cependant, Boukvostov était déjà sérieusement menacé pour ne pas avoir terminé d'autres projets documentés (comme Oubory) et il n'y a aucune référence dans les documents judiciaires à Troïtse-Lykovo. Boukhvostov fait l’objet de suppositions pour des raisons d’ordre sentimental, mais l'identité réelle des créateurs de ce chef-d'œuvre et d'autres de la fin du Moyen-Âge, tels que celui de Fili, reste entourée de mystère.
En effet, diverses dates sont proposées tant pour sa construction (1691-95 ou 1694-97 voire 1698-1703) que pour sa consécration (1704 ou 1708). Quelle que soit la date de la consécration, il est prouvé que le tsar Pierre le Grand y était présent et qu'il s'est rendu ensuite, comme il l'avait fait à Fili - deux domaines appartenant à ses oncles.
Petite mais majestueuse
L'église de la Trinité de Troïtse-Lykovo n'est pas grande - aucunes des églises du domaine ne l'étaient, à part celles appartenant au tsar. Elle impressionne plutôt par les proportions de la tour centrale, qui passe d'une structure rectangulaire à un octogone, à un autre octogone (servant de clocher), puis à un tambour octogonal, culminant dans la coupole et la croix dorées.
Contrairement aux églises de Fili et d'Oubory, qui possèdent des projections curvilignes sur les quatre côtés du cube de base, la tour de Troïtse-Lykovo n'a de projections que sur les côtés est et ouest pour l'abside et le vestibule respectivement. Chacune de ces saillies est couronnée de deux gradins octogonaux et d'un vaste bulbe doré.
Bien que de plan symétrique, l'église présente deux façades très différentes selon le point de vue. Du nord et du sud, c'est une pyramide formée par des projections flanquantes, tandis que, de l'est et de l'ouest, elle a un profil vertical droit.
Les façades en briques, possédant des portails décoratifs et des lucarnes, sont rehaussées par des colonnes et des corniches en pierre calcaire richement sculptées. Cette conception, avec deux façades dégagées s'élevant d'une terrasse, augmente la verticalité de la structure.
L'intérieur était très théâtral, avec des murs rouges et des détails noirs comme arrière-plan pour une iconostase en bois dorée montant jusqu'à un grand crucifix en relief - une caractéristique inhabituelle qui suggère une influence occidentale (contrairement à l’Église catholique, l'orthodoxie russe désapprouvait les statues entièrement modélisées de figures divines).
Pour observer le service, les Narychkine avaient des loges dépassant en saillie du niveau supérieur et arborant une décoration sculptée, auxquelles on accédait par un escalier étroit dans les murs de briques. Par respect pour l’iconostase, les murs intérieurs n'étaient qu'enduits et peints avec un effet de marbrure.
La qualité festive et laïque du style Narychkine représenté ici a essentiellement créé une fusion de l'extérieur et de l'intérieur. Les motifs du cadre sculpté de l'iconostase ont été transférés sur les façades, afin de doter la structure d’une expression de richesse et de goût innovant.
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Le renouveau des temps modernes
Au milieu du XVIIIe siècle, le domaine passa par mariage aux Razoumovski et, au début du XIXe siècle, aux Boutourline. Lors de l'invasion napoléonienne, Troïtse-Lykovo et l'église de la Trinité ont été saccagées, tout comme Fili, pendant deux mois d'occupation. Reflet de l'évolution du pouvoir économique, le domaine est racheté en 1876 par une pieuse famille de marchands, les Karzinkine, qui y établissent une commune religieuse en 1914.
Suite à la consolidation du pouvoir soviétique, l'église est fermée en 1933 et vandalisée. Le bâtiment, cependant, a acquis une reconnaissance internationale en 1935 avec sa désignation en tant que monument architectural exceptionnel par la Société des Nations.
Un incendie d'après-guerre a détruit la plupart des sculptures sur bois intérieures restantes. Les efforts de restauration n'ont commencé que dans les années 1970, lorsque des maîtres artisans ont commencé à remplacer les éléments sculptés de l’iconostase. J'ai photographié quelques-uns de leurs superbes travaux, mais les débuts prometteurs se sont taris faute de moyens financiers.
En 1990, la structure a été restituée à l'Église orthodoxe et, une décennie plus tard, des travaux de restauration ont permis de créer une nouvelle iconostase et des peintures murales qui diffèrent de l'intérieur d'origine. Faute d'une grande paroisse, l'église de la Trinité a été « adoptée » en 2013 par le couvent de l'Intercession de Moscou.
Au début du XXème siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a développé un procédé complexe de photographie en couleur. Entre 1903 et 1916, il a parcouru l'Empire russe et a réalisé plus de 2 000 photographies via ce processus, qui impliquait une triple exposition sur plaque de verre. En août 1918, il quitte la Russie et finit par s’installer en France où il retrouve une grande partie de sa collection de négatifs sur verre, ainsi que 13 albums de tirages contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la Bibliothèque du Congrès (Etats-Unis). Au début du XXIe siècle, la Bibliothèque a numérisé la collection Prokoudine-Gorski et l'a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Plusieurs sites Web russes possèdent maintenant des versions numérisées de la collection. En 1986, l'historien de l'architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d'une période de travail en Russie débutant en 1970, Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les clichés de Prokoudine-Gorski avec ceux réalisés par Brumfield des décennies plus tard.
Dans cette autre publication, William Brumfield nous emmène à la découverte du monument le plus célèbre de Russie, la cathédrale Saint-Basile
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