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Comment les films des studios d’un riche marchand russe connurent-ils le succès aux États-Unis?  

N.N. Divov

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« Je ne me suis pas lancé dans cette entreprise pour l’argent (...) Je trouve d’ailleurs sacrilège de faire de l’argent avec l’art. (...) Je veux que le cinéma russe surpasse le cinéma étranger, comme la littérature russe et le théâtre russe l’ont fait », affirmait en 1915 le marchand Mikhaïl Trofimov lors de l’inauguration de Rous’, son atelier de cinéma, à Moscou.

Mikhaïl Trofimov
Domaine public

À cette époque, on trouvait à Moscou plus d’une vingtaine de studios : le cinéma était une industrie plutôt rentable. Beaucoup en profitaient pour produire des films de mauvaise qualité qui racontaient des crimes audacieux et des histoires d’amour qui finissaient dans le sang. Mikhaïl Trofimov n’étaient pas de ceux-là. Tous le savaient à Kostroma, sa ville natale.

«Victime d’un empoisonnement à la celluloïde»

Maison d'édition A.D. Beliankine

Mikhaïl Trofimov appartenait à une famille de vieux-croyants. Son activité principale était celle de la construction : routes, écoles, etc. Nicolas II le fit récompenser d’une montre en or pour la qualité des pavillons qu’il avait érigés pour l’exposition consacrée à Kostroma au trois centième anniversaire de la dynastie Romanov. L’entrepreneur se passionnait pour le théâtre. Il jouait même dans des pièces montées en amateur. Mais, ce fut le cinéma qui bouleversa sa vie. Mikhaïl Trofimov disait même qu’il avait été « victime d’un empoisonnement à la celluloïde » (en référence à la matière des pellicules de l’époque). En 1910, il ouvrit à Kostroma le Théâtre contemporain : dans ce bâtiment Art Nouveau, à l’intérieur duquel avait été aménagé un jardin d’hiver, furent organisées les premières séances de cinéma à Kostroma. On y projetait les comédies du grand Max Linder, mais aussi des documentaires sur des phénomènes naturels, les dernières découvertes dans le domaine de la médecine, différents pays. Ces films éducatifs étaient commentés par les enseignants du lycée de la ville.

Domaine public

En 1915, secondé par l’ingénieur Moïseï Aleïnikov, Mikhaïl Trofimov ouvrit son propre atelier de cinéma à Moscou et construisit des pavillons de tournage. Il lui donna le nom simple de Rous’. Il choisit comme logotype un paysan jouant des gousli le fond du Kremlin. Il finançait sa nouvelle entreprise grâce aux profits de celle de construction et affirmait vouloir créer de très grands studios de cinéma. Il se mit alors à chercher des partenaires qui étaient convaincus comme lui que « l’art, c’est sacré ». 

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Les fondateurs du Théâtre d’art de Moscou impressionnés

L’acteur Vsevolod Avdeïev se souvenait de Mikhaïl Trofimov en ces termes : « Je dirai que c’était un homme d’un esprit prudent et qui avait un goût inné pour l’art. Il ne négligeait rien dans le processus de production de films dans ses studios et était intraitable sur leur qualité ».

Domaine public

Le premier film tourné dans les studios Rous’ fut le drame La Fille de la Pologne martyrisée (également connu comme Les Barbares de la culture au XXe siècle) d’après la nouvelle Mademoiselle Fifi de Guy de Maupassant. Mikhaïl Trofimov sut gagner la pleine confiance des fondateurs du Théâtre d’art de Moscou (MKhAT), Constantin Stanislavski et Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, qui étaient extrêmement réticents à l’idée que les membres de leur troupe fassent du cinéma. Ils firent une exception pour les studios Rous’. 

Cadre tiré du film La Fille de la Pologne martyrisée
Alexandre Sanine, Iouri Jeliaboujski/Rous', 1918

Ainsi, en 1918, le metteur en scène du MKhAT Alexandre Sanine réalisa le film Le Mont de vierges d’après les Contes de la Volga inspirés à Evgueni Tchirikov par des légendes sur l’Antéchrist et Judas voyageant sur la Terre. Plusieurs acteurs du MKhAT y tinrent des rôles. Anatoli Lounatcharski, Commissaire du peuple à l’éducation, qualifia alors ce film de splendide et le considéra comme le plus abouti du point de vue artistique.

Studios soviétiques privés

Le film Polikouchka tourné en 1919 d’après une nouvelle de Léon Tolstoï fit la réputation à des studios de Mikhaïl Trofimov l’étranger. Par l’effet du hasard, sa sortie en Europe occidentale et aux États-Unis en 1923 coïncida avec une tournée du MKhAT. Aux États-Unis, Polikouchka fut considéré comme un des dix meilleurs films de l’année. La presse enthousiaste écrivait par exemple : « Comme tout ce qui nous vient de Russie, ce film touche avant tout le cœur ». Sa qualité impressionna non seulement les spectateurs, mais aussi les professionnels du cinéma. Après l’avoir vu, le metteur en scène Iakov Protazonov, qui avait émigré après la Révolution d’Octobre, décida en 1923 de rentrer à Moscou. L’année suivante, il tourna aux studios Mejrabpomfilm, héritiers des studios Rous’, Aelita qui reste l’un des meilleurs films de science-fiction du XXe siècle.

Cadre tiré du film Poulikouchka
M. Filimonov / Sputnik

Après la Révolution bolchévique, les studios Rous’ ne fermèrent pas. Ils restèrent même les seuls studios privés du pays. Mikhaïl Trofimov émigra mais, ne pouvant abandonner son entreprise de cinéma, revint à Moscou en 1924. On perdit sa trace dans la seconde moitié des années 1920. Moïseï Aleïnikov reprit les rênes des studios.

De très grands maîtres du 7ème art travaillèrent aux studios fondés par Mikhaïl Trofimov : Iakov Protazanov, Vsévolod Poudovkine, Boris Barnet, Konstantin Eggert. Ces studios furent souvent pionniers : on y tourna le premier film parlant soviétique Un billet pour la vie ; le premier film en couleur Grounia Kornakova ; le premier film musical L’Accordéon. Ils furent fermés en 1936. Sur ce qu’il en restait, on fonda les studios Gorki spécialisés dans les productions pour enfants. Ils existent toujours.

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