Que montre Kouzma Petrov-Vodkine sur son tableau Fête à l’occasion d’un emménagement?

Galerie Tretiakov
Galerie Tretiakov
«De bonnes gens», voilà comment Kouzma Petrov-Vodkine qualifiait les personnages du tableau qu’il peignit en 1937: Fête à l’occasion d’un emménagement (Pétrograd ouvrier). Cette toile ne fut toutefois pas retenue pour l’exposition L’Industrie du socialisme qui se tint à Moscou en 1939. Les autorités trouvèrent que son sujet était équivoque.

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Ironie du sort : Kouzma Petrov-Vodkine ne trouva pas l’inspiration pour réaliser le tableau sur le thème de la guerre civile qui lui avait été commandé pour l’exposition L’Industrie du socialisme. Il avait eu l’idée de peindre le moment où les propriétaires d’un appartement doivent se replier dans une seule de ses pièces ou même être expulsés pour laisser (de) la place à de nouveaux occupants : des représentants du peuple soviétique. Il y avait renoncé parce qu’il ne voulait pas peindre des personnages franchement mauvais (comme devaient le paraître les « bourgeois »). Il décida de les laisser hors du cadre et se concentra sur ce qui se passe après l’emménagement des nouveaux occupants. C’est précisément ce qu’il donne à voir sur sa toile Fête à l’occasion d’un emménagement (Pétrograd ouvrier).

Appartement avec vue sur la Néva

« Une vingtaine de personnes – les maîtres de maison et leurs invités, de bonnes gens, des gens simples, sont réunis dans une grande pièce dont les fenêtres donnent sur la Néva. Par le choix des personnages, l’expression de leurs visages, leurs vêtements, leurs mouvements, je montre que la guerre civile est terminée et que commence une époque nouvelle : celle de l’édification du socialisme ». C’est en ces termes que Kouzma Petrov-Vodkine décrivait son tableau et l’intention qui en avait guidé la réalisation.

Musée russe Kouzma Petrov-Vodkine
Musée russe

La scène se passe en 1922. La guerre civile vient de se terminer et la paix reprend ses droits. Une famille ouvrière vient d’emménager dans un appartement situé au centre de Pétrograd (le nom que porta Saint-Pétersbourg de 1914 à 1924). On ne voit aucun des occupants précédents. Ils ont visiblement quitté le pays. Les tableaux accrochés au mur, dont certains les représentent peut-être, font comprendre qu’ils étaient aisés. La preuve en est qu’il avait un perroquet qu’ils ont abandonné et auquel le petit garçon tend un morceau de sucre.

Ce grand appartement a été transformé en appartement communautaire. La table a été déplacée vers une des portes pour libérer de l’espace. Les fenêtres de cette pièce donnent sur la forteresse Pierre-et-Paul. C’est la vue qui s’ouvre depuis les immeubles situés sur Millionnaïa ou sur le quai du Palais, c’est-à-dire juste à côté du palais d’Hiver. Cette famille a emménagé dans le centre même de la ville où, avant la Révolution d’Octobre, vivaient la famille impériale et les nobles qui formaient la cour. C’était là aussi que se trouvaient les ambassades et les immeubles de rapport dont les appartements se louaient à prix d’or. 

Nouvelle vie

Galerie Tretiakov
Galerie Tretiakov

Beaucoup de monde est réuni dans cette grande pièce, ce qui donne l’impression qu’on ne peut plus y bouger. Les personnages attablés discutent avec tant d’exaltation qu’ils en oublient le peu qu’ils ont dans leurs assiettes. Le jeune homme raconte quelque chose avec tant d’ardeur qu’il fait de grands gestes. L’homme debout qui porte une veste militaire écoute la conversation. Il se tient derrière le maître de maison, l’homme en chemise blanche qui tient une pipe. À l’écart de la table, presque au centre du tableau, la femme assise dans le fauteuil rouge donne le sein à son enfant tout en discutant avec la jeune femme en rouge qui fume.

Galerie Tretiakov
Galerie Tretiakov

Derrière les deux femmes, un soldat de l’Armée rouge blessé fait la cour à la jeune fille timide en robe rose. Il est rentré du front il y a peu : son bras est en écharpe et il porte l’ordre du Drapeau Rouge dont il a été décoré. Du haut de sa hauteur, un jeune homme rentré du front écoute attentivement l’homme âgé qui portent des bottes de feutre.

Galerie Tretiakov
Galerie Tretiakov

Les nouveaux occupants de cette grande pièce ont commencé à l’aménager : ils ont jeté sur le sol une natte multicolore. Ils ont apporté des tabourets en bois qui s’accordent mal avec les chaises et le fauteuil tendus de velours. Ils ont retiré l’icône de son cadre et n’ont laissé que la branche de rameau.

Galerie Tretiakov
Galerie Tretiakov

La blessure du jeune soldat n’est pas le seul indice que la guerre civile vient de se terminer : la bouilloire est posée sur un poêle à charbon. Durant le conflit, il n’y avait pas de chauffage central à Pétrograd. Un carreau cassé n’a été remplacé que par un morceau de contreplaqué. Seule la luminosité particulière qui règne dans la capitale du Nord est restée la même.

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Aucun sous-entendu permis

Kouzma Petrov-Vodkine peignit exactement ce qu’il avait à l’esprit : la guerre civile est terminée et le pays retrouve progressivement la paix. « Voici ceux qui anéantissent la dévastation et créeront tout ce qu’exige la réalité socialiste », expliquait le peintre. Mais, la commission de l’exposition L’Industrie du socialisme ne fut pas convaincue et refusa la toile, à trois reprises. Ce qui choqua Kouzma Petrov-Vodkine.

Ce n’étaient pas tant les qualités ou les défauts artistiques de son tableau qui expliquaient cette décision que les réalités de la seconde moitié des années 1930. Ceux qui, la veille encore, emménageaient dans l’appartement laissé vacant par ses propriétaires auraient bien pu le lendemain être déclarés « ennemis du peuple » et disparaître sans laisser de trace. Cette toile produisait une impression ambiguë. Le commissariat du peuple à l’industrie lourde de l’URSS, qui organisait cet événement, ne pouvait tolérer aucun sous-entendu.

L’exposition L’Industrie du socialisme ouvrit ses portes au printemps 1939 à Moscou sur le quai Frunze. Y furent présentés plus d’un millier de travaux. Parmi les participants, on peut citer les noms d’Igor Grabar, Alexandre Labas, Sergueï Guerassimov, Arkadi Plastov, Konstantine Iouon, Martiros Sarian, Boris Ioaganson. Kouzma Pétrov-Vodkine n’assista pas à l’inauguration de cette exposition. Il était mort le 15 février 1939. Fête à l’occasion d’un emménagement (Pétrograd ouvrier) fut présentée au public pour la première fois en 1965 lors d’une grande exposition consacrée à son auteur à la Maison centrale des écrivains à Moscou. Elle appartient aux collections de la Galerie Tretiakov depuis 1950.

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