La Bibliothèque Tourguenev à Paris, gardienne de l'histoire de l'émigration russe
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Une visite à la bibliothèque Tourguenev à Paris est un véritable voyage dans le temps. C’est la plus ancienne bibliothèque de l'émigration russe encore en activité et l’une des plus importantes bibliothèques russes en Europe occidentale. Ici, les textes imprimés avec l’ancienne orthographe côtoient sur les mêmes étagères les œuvres modernes, les rivaux politiques irréconciliables du début du XXe siècle coexistent désormais pacifiquement, bien serrés les uns contre les autres. Une petite partie des fonds est constituée d’œuvres de la littérature russe traduites en français. Là aussi, les auteurs soviétiques cohabitent avec les écrivains dissidents.
Certains volumes réservent des surprises : on peut tomber sur les dédicaces de Maxime Gorki, Nina Berberova, Constantin Balmont, Alexandre Amfiteatrov et d’autres grands noms de la littérature russe.
Aux origines d'une histoire fascinante
Initialement un modeste dépôt de troc de livres, destiné aux étudiants russes à Paris, nécessiteux et souvent issus des mouvances antimonarchistes et nihilistes, hébergé dans le quartier latin au 100 rue Monge, l’établissement bénéficie en 1875 du soutien personnel de l’écrivain russe Ivan Tourgueniev, qui vit alors à Paris. Dans les années 70, cet homme de lettres est devenu l'auteur russe le plus célèbre et le plus lu en Europe, où les critiques l'ont classé parmi les premiers écrivains du siècle.
Vivant en Europe, en dehors de sa créativité littéraire fructueuse, l’écrivain promouvait la littérature de son pays, agissant en tant que consultant et éditeur de traducteurs étrangers d'écrivains russes. Il a également présenté aux lecteurs russes les meilleures œuvres d'auteurs occidentaux de l’époque. Très ancré dans le milieu littéraire français, pour répondre à la requête des étudiants, Tourgueniev a organisé à Paris des matinées musicales et littéraires, réunissant des célébrités françaises et russes pour récolter les fonds, qui permettaient de financer les acquisitions d'ouvrages et de payer le loyer des locaux au 4 rue Victor-Cousin.
Il a également légué sa bibliothèque personnelle à ce nouvel établissement, jetant ainsi les bases de la création d'un fonds de livres, qui a grandi au fil des décennies et qui deviendra, après la mort de l'écrivain, la bibliothèque Tourguenev.
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Toujours située dans le quartier latin ou ses environs proches, la bibliothèque a changé plusieurs fois d'adresse. Avec l'afflux de la vague d'émigration postrévolutionnaire, dans les années 1920-1930, elle se retrouve au centre de la vie intellectuelle et culturelle de la Russie en exode. Elle conserve alors 50 000 volumes et continue de s’agrandir.
En 1938, la bibliothèque déménage à l'hôtel Colbert, rue de la Bûcherie (attribué par la Ville de Paris) avec son fonds comptant déjà 100 000 volumes – des périodiques, des almanachs et des livres dont la majeure partie est imprimée en russe à Paris, Bruxelles, Munich, Prague et d'autres villes d'Europe occidentale. La bibliothèque se munit en même temps d'un nouveau département, une antenne, présidée par Ivan Bounine des Archives littéraires de l’émigration russe de Prague.
Le trésor spolié
En juin 1940, les nazis occupent Paris et s'apprêtent à s'approprier la bibliothèque russe, comme beaucoup d’autres biens culturels. Les curateurs ont alors réalisé de désespérées tentatives d’empêcher l’enlèvement de la collection, jusqu'à demander l'aide de l'ambassade soviétique. Cependant, rien ne pouvait arrêter le mécanisme lancé par l'ERR (équipe d'intervention du Reichsleiter Rosenberg). Du 26 septembre ou 6 octobre 1940, l'ERR emporte plus de 300 caisses de livres et d’archives. Seulement une petite partie des fonds a pu échapper à la spoliation.
Envoyés d’abord à Berlin et transférés vers la Pologne en 1943, à la fin de la guerre, ces collections auraient été trouvées par l’armée soviétique et expédiées en URSS. Il semblerait qu'une partie des livres ait atterri à Minsk, une autre dans les bibliothèques moscovites et dans de nombreuses institutions de l’ex-URSS. Aujourd'hui, les chercheurs ont retrouvé la trace de près de 30 000 ouvrages.
Le retour à la vie
Les énormes dégâts causés par la guerre n'ont cependant pas entraîné la disparition de la bibliothèque. L'aide du gouvernement français, sous forme de crédits de dommages de guerre, de la mairie de Paris et la mobilisation de la diaspora russe, avec en tête du projet de relance Tatiana Bakounine-Ossorguine (conservatrice depuis 1929), lui ont offert une deuxième vie.
Les crédits ont servi à l’acquisition d’un local, précisément tout un étage dans un immeuble neuf, construit en 1959, dans le cinquième arrondissement de Paris, au 11 rue de Valence. Au moment du redémarrage de l’établissement, il semblait qu’il serait impossible de remplir cet espace avec des livres, selon des témoignages de l’époque. Néanmoins, petit à petit, les rayons se sont remplis. De nombreux émigrants ont fait don de leurs bibliothèques personnelles, certains ont même acheté des livres pour la bibliothèque à leurs propres frais. Pendant la période de dissidence, de nouveaux auteurs et ouvrages publiés en Europe sont apparus. Des livres soviétiques, représentant de l’intérêt pour les lecteurs, faisaient également partie des acquisitions de la bibliothèque. Environ 120 livres du fonds d'avant-guerre sont revenus à Paris de Russie. La « Tourgenevka », comme on l'appelle dans le milieu russophone, a également rassemblé un grand nombre de périodiques, édités par les émigrants.
Aujourd’hui, avec ses 40 000 volumes, la bibliothèque est complètement saturée et incapable d’accueillir de nouvelles acquisitions.
Depuis sa création, la bibliothèque Tourguenev à Paris a toujours conservé le statut d'institution indépendante et non partisane, ses abonnés étaient des personnes aux opinions idéologiques, affiliations politiques et statuts matériels les plus divers. Subventionné par la mairie de Paris, l’établissement a un budget très modeste, mais continue d'exister grâce à une petite équipe de passionnés. Administrée par l'association Bibliothèque russe Ivan Tourguenev, sa principale source de revenus est un symbolique prix d’abonnement pour l’emprunt des livres. La bibliothèque est gérée principalement par des bénévoles, ce qui permet à l'institution de recevoir des lecteurs trois demi-journées par semaine.
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Moderniser, mais pas au détriment de sa mission
Actuellement, des travaux sont en cours pour convertir le catalogue, qui existe toujours sur des fiches papier, à l'ancienne, sous forme numérique. Le travail a commencé il y a deux ans, et il avance plutôt rapidement compte-tenu des moyens limités de la bibliothèque en personnel. Malgré cela, la rétroconversion pourrait durer encore plusieurs années, c'est pourquoi, à l'heure actuelle, l'Association est confrontée à la tâche de trouver des moyens pour accélérer ce processus. Néanmoins, dans les mois à venir, plusieurs milliers de titres seront mis en ligne, dont une partie des périodiques – une des parties la plus précieuse et la plus caractéristique du fonds.
« Après avoir traité environ plus d'un dixième des collections, nous avons constaté que nous possédons certains titres qui, en France voir même pour certains en Europe, ne sont disponibles que dans notre bibliothèque. Et il y en a plus qu'on ne le pensait. (On peut s'en rendre compte à l'aide des catalogues collectifs existants) Ce ne sont pas forcément des livres grand public, mais pour les chercheurs – historiens et spécialistes de l'histoire de la littérature, ils peuvent être intéressants. Des scientifiques du monde entier s’adressent à la bibliothèque Tourguenev à la recherche d'informations sur l'histoire et la littérature russe de l'émigration », affirme François Deweer, président de l’Association.
Ancien directeur de la librairie du Globe, interprète et grand connaisseur du monde du livre, François a rejoint l'association Bibliothèque russe Ivan Tourguenev il y a environ trois ans. Selon lui, aujourd'hui, l'objectif principal de la bibliothèque est de rendre plus accessible l'information sur le fonds. L'achèvement des travaux sur la création d'un catalogue numérique permettra de s'ouvrir au monde, de toucher un nombre beaucoup plus large de personnes, notamment issues du monde scientifique.
« La bibliothèque est assez conservatrice dans sa politique de développement, et c'est peut-être pour le mieux. Personnellement, je suis admiratif qu'un établissement aussi modeste que la bibliothèque de Tourguenev, qui a été détruite pendant la guerre, ait été recréé dans des conditions difficiles, et ait survécu à tous les bouleversements de l'histoire du XXe siècle. Elle est restée fidèle à elle-même pendant de nombreuses années, et continue de vivre, de se développer et de répondre aux demandes actuelles. À mon avis, elle a survécu précisément non pas parce qu'elle n'a pas essayé de s'adapter, mais parce qu'elle l'a fait à son rythme et en gardant toujours à l'esprit les principes et les objectifs que lui avaient insuflé ses fondateurs. Aujourd'hui, les nouvelles technologies devraient lui permettre de poursuivre son activité en restant à l'écoute de son public », argumente François Deweer.
Tant que nous sommes vivants
Bibliothécaire de la BDIC à la retraite, Tatiana Gladkova, historienne de l'immigration de renommée mondiale, figurant parmi les principaux auteurs du dictionnaire multivolume La diaspora russe en France, s’occupe de la « Tourguenievka » depuis 1977. Elle est convaincue que le livre sous sa forme traditionnelle, en papier, ne doit pas disparaître. « Mon objectif est de sauvegarder cette bibliothèque à Paris, ce qui n'est pas facile. Nous avons hérité cette bibliothèque sous cette forme, nous la conserverons, au moins tant que nous vivrons. Si cette collection déménageait à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, elle n'aurait plus une telle valeur, il existe des collections plus intéressantes et plus précieuses en Russie. Elle est inestimable justement parce qu'il s'agit d'une bibliothèque russe à Paris, l'une des plus grandes d'Europe dans son genre. Une bibliothèque fonctionnelle où vous pouvez emprunter des livres pour lire à la maison. Nous avons un fonds scientifique ancien, de vieux manuels d'école, de nombreux livres sur divers domaines de la connaissance publiés à l'étranger. Tout cela doit être préservé et être présenté à de nouveaux lecteurs. C'est une institution qui a un nom et une histoire et qui est précieuse précisément pour cela », explique-t-elle.
La principale préoccupation du personnel de la bibliothèque est le manque d’espace et de moyens financiers pour mieux prendre soin des livres. La bibliothèque n'est pratiquement plus en mesure d'accueillir de nouveaux volumes et, il y a encore quelques années, elle a dû céder les doublons de la partie la moins précieuse de la collection, laissant de la place aux nouveaux arrivants. « Il y a à peine assez d'argent pour le fonctionnement de la bibliothèque, la restauration coûteuse, la reliure des livres délabrés n'est même pas discutée aujourd'hui, car les prix de ces ouvrages ont fortement augmenté. Idéalement, la bibliothèque aurait besoin d'être complètement modernisée – en remplaçant les étagères par des structures sur rails », avoue Tatiana Gladkova.
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Le travail de création du catalogue numérique a permis d’ouvrir de nouvelles pages de l'histoire de la bibliothèque. « En feuilletant les livres, nous tombons sur des notes, des autographes. Certains d'entre eux cachent des histoires qui doivent encore être démêlées et comprises. Lorsque le fonds a été mis à jour après la guerre, les bibliothécaires notaient dans les livres d'inventaire des informations sur leur provenance. C’est l'histoire de personnes, de familles, et pans entiers de l'émigration que les livres de la bibliothèque Tourguenev gardent soigneusement entre leurs pages », conclut François Deweer.
À l’occasion des Nuits de la lecture, la bibliothèque russe Tourguenev ouvrait ses portes, le temps d’une soirée, aux curieux et aux amateurs de littérature russe. Cette visite, réalisée avec le soutien de l’Institut de la Traduction, a permis à Maria Tchobanov, notre correspondante à Paris, de redécouvrir ce lieu chargé d’histoire.
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