
Vera Lothar, cette pianiste française que l’amour a conduit au goulag

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« Mon cher Volodia ! Un an et demi après ton arrestation, j’ai enfin retrouvé ton adresse, et j’en suis si heureuse. Je pense à toi et je t’aime infiniment. J’attends ta lettre tous les jours. Comme c’est dûr d’être sans toi ! Mais j’espère que nous serons réunis et mènerons un jour à nouveau une vraie vie », écrivait la pianiste Vera Lothar dans un russe hésitant à son mari, Vladimir Chevtchenko. Elle ne savait alors pas que son bien-aimé n’était plus de ce monde.
Vera et sa passion
Vera Lothar est née en 1899 à Turin dans la famille d'une femme de la société mondaine espagnole et d’un professeur de mathématiques franco-allemand. Elle a reçu une excellente éducation : elle parlait trois langues étrangères et a commencé à jouer du piano à l’âge de 4 ans. Sa passion pour la musique était si forte qu’elle y a consacré sa vie.

Diplômée du Conservatoire de Paris, puis de l’Académie des beaux-arts de Vienne, elle a commencé à donner des concerts en solo et son talent a même été salué dans les journaux.

Le seul échec de Vera était sa vie personnelle. Son mari, médecin de profession, critiquait souvent son jeu. Leur fille commune est décédée à un âge précoce. Malheureuse en amour, Vera s’est consacrée entièrement au piano. Cependant, un jour tout a basculé. Elle a rencontré un homme qui allait changer le reste de sa vie.
Une âme sœur d’origine russe
Il s’agissait de l’ingénieur acoustique russe Vladimir Chevtchenko. Ils se sont rencontrés en Italie lors d’une soirée dans la propriété d’une princesse russe. Bien que Chevtchenko ne soit pas devenu musicien professionnel, se contentant de fabriquer des instruments de musique, il jouait magnifiquement du violon et s’essayait au cinéma muet.
Vera et Vladimir sont tombés follement amoureux, même si aucun des deux n’était libre : Vera n’était pas officiellement divorcée, Chevtchenko était également marié et avait trois fils. Pourtant, rien ne pouvait les empêcher d’être l’un à côté de l’autre. Ils ont emménagé ensemble et commencé à élever les enfants de Vladimir issus de son premier mariage.
Déménagement en URSS
Vladimir n’était pas communiste, mais il avait sympathisé avec les mouvements de gauche et collaborait avec la mission commerciale soviétique. En 1939, il a décidé de déménager en URSS, où vivaient d’ailleurs ses parents.
Vera, Vladimir et les trois fils de ce dernier voulaient s’installer à Moscou, mais la capitale du pays des Soviets les a accueillis de manière inhospitalière. Ils passaient beaucoup de temps à préparer leurs documents, mais n’ont jamais réussi à trouver de travail. Peu à peu appauvrie, la famille a finalement été contrainte de s’installer à Leningrad (actuelle Saint-Pétersbourg), où Vera a obtenu un poste au conservatoire. Tout semblait enfin s’arranger. Pourtant, ce n’était que le début de la fin.
Arrestation et goulag
En 1941, à la veille de l’invasion nazie de l’URSS, Vladimir a été détenu pour suspicion d’espionnage. Des interrogatoires incessants lui ont fait perdre l’esprit et il s’est retrouvé dans une colonie pénitentiaire pour malades mentaux de la région de Tcheliabinsk (Oural). Il est mort en 1942. D’après la version officielle, il aurait été abattu au cours d’une tentative d’évasion. Vera n’en savait rien. Elle a continué à chercher son mari.
Le pays, comme presque le monde entier, était en état de guerre. Leningrad était encerclée par les troupes allemandes. Vera a alors réussi à quitter la ville assiégée pour se rendre dans l’Oural - on lui a dit qu’elle pourrait y retrouver Vladimir. « Mon mari est un homme honnête. Pourquoi a-t-il été emprisonné ? Il n’a rien à voir avec la politique ; il est simplement rentré dans son pays natal ! », répétait-elle sans cesse aux enquêteurs soviétiques dans son russe approximatif. Les officiers du NKVD (police politique soviétique) en avaient assez de cette étrangère agaçante. Vera a par conséquent été arrêtée en tant qu’épouse d’un espion et condamnée à 8 ans de camp.
Les deux premières années de détention ont été si difficiles pour elle qu’elle a à peine survécu. Elle a été aidée à survivre par d’autres prisonnières, qui la respectaient pour la force de son caractère. À leur demande, elle a été transférée à la cuisine, où le travail était un peu plus facile. Au fil du temps, Lothar a appris que son mari n’était plus en vie et que deux de ses enfants adoptifs étaient décédés.

Pour surmonter la douleur, elle a dessiné des touches de piano sur une table. Le soir, elle jouait de la musique en silence pour ses compagnons d’infortune, de sorte qu’ils pensaient pouvoir réellement entendre ses sons.
Une Française en Sibérie
Après avoir quitté le dernier camp où elle avait purgé sa peine, Vera s’est dirigée vers la grande ville voisine de Nijni Taguil. En errant dans ses rues dans des vêtements de camp sordides, elle a accidentellement vu un panneau indiquant « école de musique ». Vera s’est précipitée à l’intérieur et a raconté sa biographie à son directeur. Il l’a alors conduite dans une salle de classe vide où se trouvait un piano. Un miracle s'est alors produit. Vera s’est assise devant l’instrument et a commencé à jouer comme si elle n’avait pas eu 8 ans de goulag derrière elle.

Des rumeurs concernant une étrangère exceptionnellement talentueuse n'ont pas tardé à envahir la ville. L’un des journalistes ouraliens a donc écrit un article sur Vera, ce qui l’a rendue célèbre. Lothar a déménagé à Novossibirsk et a obtenu une place au conservatoire local. Malgré sa vie détruite par les autorités soviétiques, elle a refusé de quitter l’URSS. « Ce serait une trahison de la mémoire des femmes russes qui m’ont aidée à survivre aux conditions infernales des camps », a-t-elle déclaré.

Vera a vécu dans la patrie de son mari pendant encore 16 ans, donnant de nombreux concerts dans tout le pays. En hommage à cette pianiste talentueuse, dont l’amour pour la musique n’a pas été brisé même par les répressions staliniennes, les autorités russes ont créé un concours de musique.
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