Ce goulag où étaient incarcérés les femmes et les enfants des «traîtres à la patrie»
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30 hectares perdus au milieu de la steppe kazakhe entourés par une double rangée de barbelés, et des baraquements en torchis : c’est à peu près tout ce qui se trouvait sur le territoire du camp d’Akmol destiné aux épouses de traîtres à la patrie (en abrégé « Algir » ou « 26e point »), un goulag soviétique pour femmes.
Le camp était situé près du village d’Akmol (à l’époque appelé Malinovka) au Kazakhstan de 1938 à 1953. Au cours de son existence, il a vu passer des dizaines de milliers de personnes dont le seul tort était d’être membres de la famille de « traîtres à la patrie ».
Incarcération sans procès
À peine la directive du NKVD Sur la répression des épouses et le placement des enfants des « traîtres à la patrie » condamnés avait-elle été signée le 15 août 1937, que le camp, encore inachevé, s’est retrouvé instantanément rempli de prisonnières.
Toutes les épouses et ex-épouses d’hommes reconnus coupables d’espionnage, de complot ou de liens avec des organisations d’opposition « trotskistes » étaient visées par les répressions. Des exceptions n’étaient prévues que pour les femmes enceintes, les personnes âgées, ainsi que les « malades graves et contagieux », qui devaient s’engager par écrit à ne pas quitter leur lieu de résidence.
Les épouses et autres parents de « traîtres » n’étaient pas jugés, mais seulement informés de la décision de la Réunion spéciale du NKVD. Selon les souvenirs de Galina Stepanova-Klioutchnikova, épouse d’Andreï Klioutchnikov, professeur de mathématiques à l’Académie Joukovski, deux hommes en uniforme assis à une table de bureau ordinaire lui ont tendu un morceau de papier et l’ont forcée à signer. Aucune contestation n’était possible, la décision ayant été adoptée bien avant cette réunion. « Ensuite m’attendaient la cellule de transit et un long périple vers la steppe kazakhe », se souvient-elle.
On ne possède toujours pas de données précises sur le nombre de personnes réprimées sur ordre du NKVD, les rapports restant classifiés. Cependant, on a retrouvé une note du chef du NKVD, Nikolai Ejov, et du « bourreau de Staline », Lavrenti Beria, adressée au « petit père des peuples », qui faisait état de « 18 000 épouses de traîtres arrêtées ».
D’insupportables conditions de travail
Les prisonniers travaillaient dans des conditions épouvantables. L’Algir était à cet égard beaucoup plus strict que de nombreux autres camps du goulag. En particulier, toute correspondance ou réception de colis étaient interdites, et il était impossible d’y exercer sa profession. Certes, ce dernier point n’était appliqué que sur le papier. Beaucoup de femmes possédaient des spécialisations professionnelles utiles au fonctionnement du camp.
Durant les premiers mois d’existence de l’Algir, les femmes travaillaient exclusivement au chauffage des casernes. Le chauffage se faisait à l’aide de roseaux, qui poussaient en énormes quantités près des rives du lac Jalanach (situé directement sur le territoire du camp). Les roseaux brûlant bien, mais ne chauffant que très peu, il en fallait d’énormes quantités. Le camp a commencé à se remplir de prisonniers au milieu de l’hiver, et du chauffage dépendait leur survie jusqu’au printemps. Selon tous les règlements du camp, les prisonnières n’étaient pas autorisées à sortir travailler si la température était inférieure à -30°C (ce qui n’est pas rare à Akmol en hiver, où le mercure peut chuter à -40°C). Cependant, les surveillants du camp négligeaient souvent les instructions. Au printemps 1938, des inspecteurs venus de Moscou ont trouvé 89 femmes présentant de graves gelures.
« Le travail au lac durait toute la journée. Après 10 heures de travail, nous étions épuisées, nos yeux nous faisaient mal à cause de la neige aveuglante. Il nous semblait que si on nous l’avait permis, nous nous serions allongées sur les roseaux et n’aurions plus rouvert les yeux », s’est rappelé la prisonnière Maria Antsis.
À la fin de l’hiver, les femmes ont reçu l’ordre de concevoir et de construire des ateliers de couture. Celles qui avaient une formation technique travaillaient le plus souvent sur les plans dans de petites casernes séparées. Les prisonnières ayant reçu une formation humanitaire avaient moins de chance : elles étaient chargées de construire les baraquements pour les nouveaux arrivants.
« Elles pétrissaient l’argile mêlé de paille de leurs pieds nus, remplissant des moules en bois de cette masse humide et se tuant à la tâche ; puis elles les traînaient et secouaient le torchis humide sur une plateforme de séchage », écrit Galina Stepanova-Klioutchnikova.
Lorsque le camp fut terminé, il y avait six baraquements, chacun pouvait accueillir jusqu’à 300 personnes. Le surpeuplement était la norme, et la vie y était très dure. Malgré la présence d’un lac entier sur le territoire, chaque prisonnière ne recevait qu’un seau d’eau par semaine pour faire sa toilette et sa lessive.
Les enfants du camp
La presse soviétique de l’époque citait régulièrement la phrase de Staline : « Les fils ne sont pas responsables de leurs pères ». Mais en réalité, tout le monde était responsable des « actes » de ses parents.
Les femmes qui avaient été envoyées à l’Algir étaient privées de leurs nourrissons, qui étaient placés dans des crèches où les détenues n’étaient autorisées qu’à les allaiter. À l’âge de trois ans, les enfants étaient emmenés dans un orphelinat. Les autorités ne faisaient aucune exception.
Les enfants de « traîtres à la patrie » étaient couverts d’opprobre, et l’on s’attachait à rendre leur vie insupportable. « Ils ont coupé les cheveux à tout le monde, puis nous ont donné d’autres vêtements : j’ai eu une robe trop grande, d’autres en ont obtenu une trop petite, puis on nous a chargés dans des wagons en partance pour l’Oural. À l’orphelinat, tout était rythmé par des ordres : on mettait du bortsch chaud sur la table, mais les enfants ne pouvaient pas y toucher ; après quelques minutes, ils l’enlevaient et mettaient une bouillie tout aussi brûlante, mais là aussi, les enfants n’avaient pas le temps d’y toucher, car dès que l’ordre résonnait, on la retirait. Il ne restait qu’une ration de pain, et il fallait avoir le temps de le manger, car à la sortie ils vérifiaient et confisquaient tout ce qui restait aux enfants », a raconté Iskra Choubrikova, qui a grandi dans l’un de ces orphelinats. Son père, responsable du parti à Novossibirsk, avait été fusillé.
De plus, les responsables du parti menaient un travail idéologique auprès des enfants des condamnés et les montaient contre leurs parents. De nombreux enfants ont changé de nom et de prénom.
Un article consacré aux orphelinats sur le site officiel du complexe muséal de l’Algir indique qu’en hiver, les enfants morts n’étaient pas enterrés dans l’institution proche du camp créée à ces fins - le sol gelé était trop dur pour y creuser des tombes. Par conséquent, les corps des bébés étaient conservés dans des tonneaux en bois jusqu’au début du printemps, puis enterrés dans une fosse commune.
Prisonnières célèbres
L’une des prisonnières les plus célèbres de l’Algir était Rakhil Messerer-Plissetskaïa, actrice de cinéma soviétique (qui portait le pseudonyme de Ra Messerer) et mère de Maïa Plissetskaïa, légendaire ballerine soviétique. Son mari Mikhaïl avait été condamné pour liens avec des cellules révolutionnaires. Rakhil a passé un peu plus d’un an dans le camp, après quoi elle a été transférée dans une « prison ouverte » du village de Chimkent, où elle a travaillé comme professeur de danse.
Achkhen Nalbandian est une autre prisonnière célèbre. La mère du célèbre poète soviétique Boulat Okoudjava s’y est retrouvée en 1939 après l’arrestation de son mari, accusé de trotskisme. Boulat, 14 ans, s’est retrouvé seul et trois ans plus tard, il s’est porté volontaire pour le front, espérant que cela allègerait d’une manière ou d’une autre le sort de sa mère. Cependant, Achkhen elle-même n’a pu retourner à Moscou qu’en 1947. Fait étonnant, sa confiance dans le parti était malgré tout intacte.
Ce qu’il reste du camp aujourd’hui
Aujourd’hui, un mémorial aux victimes des répressions se dresse sur le site de l’Algir. Il ne reste pratiquement plus rien du camp lui-même, mais on trouve sur le territoire un musée qui contient des maquettes. Elles sont construites à partir du même matériau que les baraquements d’alors, du torchis.
On peut aussi y voir la copie d’un wagon destiné au transport des prisonniers, et le monument Arche du chagrin. Selon le musée, ce dernier symbolise « l’entrée dans une terre sacrée, où se déroule la rencontre de deux mondes : les vivants et les morts ».
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