Comment un paisible retraité soviétique fabriqua-t-il de faux documents historiques?
En URSS, on vouait un véritable culte au poète Alexandre Pouchkine. L’écrivain Sergueï Dovlatov (1941-1990), qui avait travaillé comme guide sur le domaine familial des Pouchkine à Mikhaïlovskoïé dans les années 1970, racontait non sans ironie que les employés du musée frémissaient à la vue des effets du poète.
La moindre trouvaille liée au nom d’Alexandre Pouchkine – un petit papier ou un ex-libris écrit de sa main ou, mieux encore, une objet lui ayant appartenu – était considérée comme une relique précieuse.
Si un nombre assez important de manuscrits ont été attribués au poète par erreur, certaines pièces étaient des faux sciemment fabriqués. Notamment par Antonin Ramenski, l’auteur d’une des plus grandes mystifications de l’histoire de la littérature russe.
Un retraité discret
Antonin Ramenski se révéla être un fabulateur si persuasif qu’il est aujourd’hui difficile de démêler dans sa biographie le vrai du faux. Il naquit en 1913 dans le gouvernement de Tver, fit des études pour devenir instituteur et enseigna dans un établissement où des ouvriers complétaient leurs études scolaires. Vers ses vingt ans, il s’installa à Moscou où il se consacra à la propagande politique, fut admis au sein des komsomols (jeunesse communiste, ndlr) puis du PC. À cette époque, pour de jeunes provinciaux sans dispositions particulières, entrer au parti était le moyen de faire une brillante carrière.
Dans les années 1950, Antonin Ramenski commença à avoir des problèmes de santé, soit qu’il avait été battu pendant une réunion de propagande, soit que les conséquences d’une blessure de guerre (bien qu’il n’ait jamais pris part à aucun combat) se faisaient sentir. Il fut alors pensionné avant d’avoir atteint l’âge de la retraite. Il se mit à s’inventer une biographie dans laquelle il se présentait comme un retraité célibataire et sans enfants descendant d’une longue dynastie d’enseignants.
Mensonge éhonté
Certains des ancêtres d’Antonin Ramenski avaient été effectivement pédagogues : un de ses grands-pères avait enseigné dans une école paroissiale et l’un des ses grands-oncles avait été directeur d’école dans plusieurs gouvernements de l’Empire. La légende familiale voulait qu’il avait connu la famille de Vladimir Lénine.
Ne pouvant écrire qu’il y avait eu des ecclésiastiques dans sa famille, Antonin Ramenski se mit à redessiner son arbre généalogique. Il en fit pousser les branches d’abord sur 200 ans, puis jusqu’à l’époque de Pierre le Grand (1672-1725) et arrêta leur croissance à celle d’Ivan le Terrible (1530-1584). Dans la dernière version de sa biographie, tous ses ancêtres avaient été des pédagogues réputés, s’étaient d’une manière ou d’une autre consacrés à l’enseignement. Ceux qui avaient vécu au XIXe siècle et au début du XXe avaient connu des personnalités célèbres.
Antonin Ramenski eut la possibilité de raconter ses histoires à des journalistes à qui il n’hésitait pas à donner des détails toujours plus étonnants et sensationnels. Il prétendait détenir des archives qui renfermaient plusieurs milliers de lettres de personnages célèbres et des objets leur ayant appartenu.
L’un des premiers faux de sa fabrication dont on parla dans toute l’URSS était des « notes » que Vladimir Lénine avait prétendument faites sur un programme du Parti ouvrier social-démocratique de Russie (1903). Antonin Ramenski affirmait avoir découvert ce document dans ses archives familiales. Comme il le fera plus tard, le faussaire avait très habilement réussi à vieillir le papier.
Fausses reliques de Pouchkine
Le coup de maître d’Antonin Ramenski reste la fabrication de faux – textes et dessins – qu’il présenta comme étant des originaux de la main d’Alexandre Pouchkine : il en vendit certains et fit don d’autres à des grandes institutions. Il parvint au passage à duper de nombreux chercheurs spécialistes de l’œuvre du poète.
En 1963, la Maison Pouchkine de Leningrad acheta à Antonin Ramenski un exemplaire d’Ivanhoé de Walter Scott qu’Alexandre Pouchkine aurait annoté puis offert à une connaissance.
« Plusieurs experts qui faisaient autorité dans le domaine avaient donné leur aval à cette acquisition. Ce volume demeura près de trente ans conservé dans nos collections d’autographes d’Alexandre Pouchkine », précise Vladimir Tourtchanenko, l’un des conservateurs du fonds des manuscrits d’Alexandre Pouchkine de la Maison Pouchkine.
Antonin Ramenski alla jusqu’à prétendre qu’il possédait un ustensile ménager ayant appartenu au poète, ainsi que la chemise dans laquelle il avait été baptisé.
Démystification
La vérité n’éclata qu’en 1985. En août et septembre, la très sérieuse revue Novy Mir soumit à ses lecteurs un document intitulé Acte qui n’est autre que « l’inventaire des manuscrits conservés dans les archives familiales des Ramenski ». La publication donne également l’histoire complète de la dynastie Ramenski et reproduit des lettres que des personnes célèbres adressèrent à certains de ses membres.
L’histoire de la famille était tellement fantasque qu’elle suscita l’indignation des historiens qui conclurent qu’elle était mensongère. Antonin Ramenski ne pouvait alors plus répondre à leurs attaques : il était mort quelques mois plus tôt.
Dix ans plus tard, Tatiana Krasnoborodko, une collaboratrice du département des manuscrits de la Maison Pouchkine, expertisa le volume d’Ivanhoé acheté à Antonin Ramenski et conclut qu’il s’agissait d’un faux. Elle en mit ensuite plusieurs autres en évidence.
Certains spécialistes de l’œuvre d’Alexandre Pouchkine estiment pourtant que des musées consacrés au poète conservent aujourd’hui encore dans leurs collections de faux documents autographes qui lui restent attribués. Sur le blason du village d’Itomlia dans la région de Tver (là où auraient prétendument été découvertes les archives de la famille Ramenski), on voit encore un chandelier et une bougie allumée, symbole de l’instruction imaginé par ... Antonin Ramenski.
Dans cette autre publication, découvrez comment un prisonnier de droit commun évadé devint Héros de l’Union soviétique.