SMS d’antan: quand les Russes communiquaient avec des cartes de visite
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« Pour Maria Ivanovna, avec son vaste carnet d’adresses, quitter Moscou pour longtemps n’était pas une mince affaire : il fallait dire au revoir à tout le monde afin de n’offenser personne, a écrit Dmitri Rounitch, un fonctionnaire du XIXe siècle. Jeudi, à 6 heures de l’après-midi, Maria Ivanovna est montée dans une voiture et est partie en visite, une liste à la main ; ce jour-là, elle a réalisé 11 visites, vendredi avant le déjeuner 10, après le déjeuner 32, le samedi 10, soit un total de 63. Et elle a laissé pour la bonne bouche une dizaine de visites familiales. Deux jours plus tard, les visites de retour ont commencé : après le dîner, elle a reçu les princesses Golitsyna, Chakhovskaïa, Tatichtcheva, Nikoleva et le prince Gagarine. Elle a été prise de frayeur : "Eh bien, qu’adviendra-t-il si les cent décident tous de me dire au revoir !" », elle a finalement ordonné de répondre qu’elle était absente.
Pour la noblesse de Moscou et de Saint-Pétersbourg, les visites formelles aux parents et amis constituaient un casse-tête quotidien. Départs et arrivées, fêtes du saint, grandes fêtes, mariages et funérailles : tous ces événements nécessitaient une visite formelle. Et il fallait ensuite recevoir une visite en retour. Ignorer cette règle revenait à s’exclure de la société avec ses codes de décence : après un tel écart, vous pouviez faire une croix une promotion de carrière ou un mariage avantageux.
Cette coutume pesante semblait incroyable aux étrangers, et certains, comme l’Irlandaise Martha Wilmot, s’en offusquaient même. Par conséquent, au début du XIXe siècle, parallèlement à la mode de l’anglomanie, la culture des cartes de visite est arrivée en Russie.
«Notez-moi»
Les cartes étaient alors appelées « billets de visite » ; pour les déposer, on trouvait, dans les couloirs et les halls des maisons nobles, des plateaux en argent ou des plats coûteux. Habituellement, il y en avait deux : un pour ceux apportés personnellement, un autre pour les cartes transmises par les domestiques. Car le fait que le visiteur soit venu en personne ou qu’il ait simplement envoyé un domestique faisait une grande différence. Il y avait aussi des endroits inhabituels pour les cartes : dans la maison moscovite d’un noble issu d’une ancienne lignée, on pouvait trouver un ours en peluche avec la bouche ouverte et un plateau destiné aux cartes de visite entre ses pattes.
Au début du XIXe siècle, tous les nobles emportaient avec eux un paquet de cartes de visite dès qu’ils sortaient. Une fois arrivés à destination, ils ne s’annonçaient pas immédiatement - le majordome sortait, et on lui remettait une carte de visite. Les cartes des dames étaient de plus grand format et plus ornées. Celles des hommes étaient de la taille des modèles actuels, à peu près comme une carte bancaire ou un paquet de cigarettes, tandis que celles des hommes mariés étaient plus modestes et plus petites que celles des célibataires.
Le nom du ou de la propriétaire était inscrit sur la carte de visite, ainsi que son grade ou sa fonction : les médecins et les scientifiques écrivaient « docteur » et mentionnaient le diplôme, les militaires et les fonctionnaires leur grade. Certains avaient deux types de cartes : une avec leur adresse, l’autre avec un espace vide sur lequel on pouvait laisser un message pour prendre rendez-vous, inviter à un dîner ou au théâtre.
Mais tout le monde ne suivait pas les règles en vigueur dans la capitale. L’historien Mikhaïl Zagoskine a rappelé qu’un de ses visiteurs n’avait pas indiqué d’adresse sur sa carte : « J’ai dû parcourir tous les hôtels et presque toutes les maisons privées pour savoir où séjournait un provincial qui m’avait rendu visite. Pendant que je le cherchais partout à Moscou, il a terminé ses affaires, est reparti dans sa province, et maintenant, m’a-t-on, dit, il est terriblement en rogne non seulement contre moi, mais aussi contre tout Moscou. "Elle est belle, la capitale !", peste-t-il à chaque occasion. "Ces Moscovites sont sacrément polis ! Des arrogants et des ignorants !" »
Si la personne à qui l’on rendait visite était chez elle, le domestique lui apportait la carte de visite et le maître de maison décidait s’il voulait la recevoir ou faire dire qu’il était occupé. Si l’hôte n’était pas disposé à recevoir, la carte de visite était laissée sur un plateau, comme dans le cas où l’hôte n’était pas chez lui.
Si l’on rendait visite à quelqu’un de rang supérieur dans le service ou par sa position sociale, laisser une carte était considéré comme impoli. Lorsque des fonctionnaires venaient trouver leur supérieur ou que des nobles moins bien nés se rendaient chez un comte ou un prince et que ces derniers n’étaient pas chez eux ou qu’ils ne recevaient pas, le majordome notait les noms des visiteurs dans un cahier spécial. On pouvait trouver des choses amusantes. L’écrivain Piotr Viazemski a ainsi rappelé : « Lorsque Karamzine a été nommé historiographe, il est allé rendre visite à quelqu’un et a dit au serviteur : "Si on ne me reçoit pas, notez-moi". Lorsque le domestique est revenu et lui a dit que le maître de maison n’était pas chez lui, Karamzine lui a demandé : "M’avez-vous noté ?" - "Bien entendu." - "Qu’as-tu écrit ?" — "Karamzine, comte de l’histoire" (jeu de mots : le mot « historiographe » signifie littéralement en russe « comte (graf) de l’histoire ».
Règles de communication par cartes de visite
Bien entendu, l’ancienne noblesse méprisait les cartes de visite. Qui plus est celles apportées par les domestiques. « C’est indécent : ils amènent un larbin en fiacre sous la fenêtre, et ce dernier jette une carte à une noble russe de haut rang », s’indignaient de vieilles dames citées dans les mémoires du musicien russe Nikolaï Makarov.
Mais tout a changé après le couronnement de Nicolas Ier en septembre 1826. Nicolas et son épouse Maria Fiodorovna étaient des « stars » des salons européens dans leur jeunesse, et des centaines de dandys français et anglais ont afflué pour assister à leur couronnement. Ils utilisaient à profusion les cartes de visite, qui n’étaient aucunement considérées comme honteuses. Après cela, la culture des cartes de visite a finalement pris racine en Russie et a perduré jusqu’en 1917.
Il était d’usage de réaliser la première visite en personne, et ce n’est qu’après que vous pouviez vous « faire noter » ou laisser une carte. Il était considéré comme poli de répondre à une carte en envoyant une carte - si tel n’était pas le cas, ou si la carte était envoyée dans une enveloppe en papier, cela signifiait qu’il valait mieux ne plus se présenter dans cette maison.
Lorsqu’une carte était laissée sans avoir vu les propriétaires, elle devait impérativement être pliée. Voici ce que signifiaient ces « pliures » :
- « Je suis venu en personne » – coin supérieur droit
- « Félicitations » – coin supérieur gauche
- « Condoléances » – coin inférieur gauche
- « Adieu » – coin inférieur droit
Si aucun des coins n’était plié, cela signifiait que la carte avait été transmise par le serviteur. Bien sûr, très vite, on a commencé à envoyer des cartes « pliées » par le biais de serviteurs. Le prince Sergueï Troubetskoï, qui a vécu durant la première moitié du XXe siècle, a rappelé : « En partant d’une soirée, nous laissions généralement à l’avance des cartes pliées pour le portier (pour un rouble), ou l’un de nous portait les cartes de plusieurs amis : l’habitude d’envoyer ou de laisser des cartes dépliées à Moscou n’existait pas à l’époque ».
Au milieu du XIXe siècle, la coutume consistant à laisser des cartes, destinée à conserver un semblant de politesse, s’était transformée en un processus entièrement formel exécuté par des domestiques. « C’est au Nouvel An et pendant la Semaine Sainte que l’on consomme le plus de cartes de visite, s’est souvenu Mikhaïl Zagoskine. Des valets de pied en fiacre, à cheval et à pied, sillonnent toute la ville. [...] Cependant, les livreurs de cartes ont trouvé un moyen de faciliter leur travail ; ils ont des lieux de rassemblement, le principal est à Okhotny Riad ; là, ils comparent leurs listes et échangent des cartes de visite. Bien entendu, cela ne se produit pas toujours sans erreurs. Parfois, ils vous remettront une carte d’un monsieur que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam, ou vous forceront à féliciter une personne que jamais vous ne voudriez rencontrer ».
Et pourtant, durant toute la durée de l’Empire russe, la visite la plus respectueuse restait une visite personnelle. Parfois, une carte laissée ou envoyée à une personne importante pouvait mettre un point final à la carrière d’un visiteur malencontreux.
Quels réseaux sociaux les Russes utilisaient-ils au XIXe siècle ? Trouvez la réponse dans cette autre publication.