Comment apparut la musique des milieux carcéraux en Russie?
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Depuis les temps anciens, les Russes aiment chanter en chœur. Ils chantaient même quand, enchaînés, ils marchaient vers les bagnes où ils allaient purger leur peine. En 1860, dans sa nouvelle Souvenirs de la Maison des morts, Fiodor Dostoïevski (1821-1881) fit découvrir à ses lecteurs ce qu’étaient les chansons de prisonniers.
« Des chansons retentissaient dans les casernes. La soûlerie devenait infernale, et les chansons touchaient aux larmes. Les détenus se promenaient par bandes en pinçant d’un air crâne les cordes de leur balalaïka, la touloupe jetée négligemment sur l’épaule. Un chœur de huit à dix hommes s’était même formé dans la division particulière. Ils chantaient d’une façon supérieure avec accompagnement de guitares et de balalaïki. Les chansons vraiment populaires étaient rares »*. Fiodor Dostoïevski décrivait ainsi les habitudes des bagnards en Sibérie durant la seconde moitié du XIXe siècle.
Dans son étude La Sibérie et le Bagne publiée en 1871, l’ethnographe Sergueï Maskimov (1831-1901) faisait la distinction entre les anciennes et les « nouvelles » chansons de prisonniers. Les premières avaient pour origine des chansons de voleurs composées par des vauriens ou des cosaques dévoyés à l’époque de la conquête des immensités du sud du bassin de la Volga et de la Sibérie. Les bandits qui étaient arrêtés finissaient souvent leur vie dans les bagnes de Sibérie, comme celui d’Omsk où Fiodor Dostoïevski passa quatre ans. Leur folklore continua alors de se développer dans ce milieu pénitentiaire. Sergueï Maksimov soulignait également avoir collecté « de nombreuses chansons de la seconde moitié du XIXe siècle non pas auprès de prisonniers qui purgeaient leur peine, mais auprès de gens libres établis de longue date dans des villages de Sibérie ».
La chanson préférée de Vladimir Lénine
À la fin du XIXe siècle, les chansons de bagnards, de ceux qui portaient des chaînes étaient populaires non seulement dans les milieux criminels, mais aussi révolutionnaires. Ainsi que nous l’apprend Maxime Kravtchinski dans L’Histoire de la chanson russe, Vladimir Lénine aimait particulièrement la chanson qui portait le titre de Supplicié par une captivité rigoureuse (Замучен тяжелой неволей - Zamoutchène tiajoloï nivoleï). Elle était dédiée à la mémoire de Pavel Tchernychov (1854-1876), un étudiant en médecine originaire de Samara, sur la moyenne Volga, condamné pour « être allé au peuple », c’est-à-dire s’être associé aux jeunes révolutionnaires partis en 1873-1874 dans les campagnes enseigner aux paysans. Il resta prisonnier deux ans, contracta la tuberculose et en mourut. Ses funérailles à Saint-Pétersbourg se transformèrent en une immense manifestation contre le gouvernement.
« Supplicié par une captivité rigoureuse,
Tu dois le repos à une mort glorieuse.
Tu te sacrifias dignement
Au service d’un peuple souffrant »
Cette chanson fut écrite en 1876 par Grigori Machtet (1852-1901), membre du mouvement terroriste Narodnaïa Volia (La Volonté du Peuple). Elle trouva facilement son public dans les milieux populaires.
Maxime Gorki et les chansons de prisonniers
Le 18 décembre 1902, au Théâtre d’art de Moscou (MXТ) eut lieu la création des Bas Fonds de Maxime Gorki (1868-1936). Cette pièce donne à voir la vie d’hommes et de femmes plongés dans une misère noire et victimes d’un marchand de sommeil. À la fin de la pièce, on entend Le Soleil se lève et se couche, une des chansons de prisonniers les plus connues à l’époque. C’était la première fois que pareille chanson était interprétée sur la scène d’un théâtre. La pièce de Maxime Gorki obtint un succès retentissant et le type du chemineau ou, comme on le disait alors, du loqueteux, fut repris sur les scènes des théâtres et cabarets populaires.
En 1903, le « roi des reporters » Vlas Dorochevitch (1865-1922) publia son long témoignage sur les bagnes de Sakhaline, où il s’était rendu sur les traces d’Anton Tchékhov (1860-1904). Il consacra un chapitre entier aux « chansons du bagne » dans lequel il écrivit : « Les bagnards condamnés à porter des chaînes chantaient par ennui la chanson des vagabonds de Sibérie Les Âmes charitables... Mais chantaient-ils vraiment ? On aurait dit qu’ils disaient l’office des morts, on aurait dit qu’un chant funéraire s’élevait de la prison où ils étaient reclus. On aurait dit que cette prison chantait un de profundis en regardant la pénombre à travers ses fenêtres à barreaux, un de profondis pour ceux qui y étaient enterrés vivants ».
Après la Révolution de 1905, il fut permis de publier des recueils de chansons de prisonniers. En 1908, le musicien et ethnographe Wilhelm Harteveld fit paraître Chansons du bagne. Chansons des bagnards, des évadés et des vagabonds de Sibérie. Les textes étaient accompagnés des partitions. Les lecteurs qui savaient lire la musique pouvaient dès lors chanter eux-mêmes ces textes. Wilhelm Harteveld en fit également des enregistrements phonographiques.
En 1909, il en interpréta en public sur la scène de l’Assemblée de bienfaisance de Moscou. L’année suivante, le concert qu’il s’apprêtait à donner au théâtre Ermitage fut interdit par le général-gouverneur de Moscou en personne.
Personne ne put toutefois empêcher les vedettes de la scène d’inclure ce type de chansons dans leurs programmes. Le Soleil se lève et se couche fut chanté par Fiodor Chaliapine. Les célèbres chansonniers Sergueï Sokolski (Erchov) et Stanislas Sarmotov se costumaient en loqueteux. Dans tout le pays se formaient des duos, des quartets, des chœurs de « véritables vagabonds de Sibérie ». L’écrivain Nikolaï Nossov se souvenait : « Les chansons interprétées par le quartet de "vagabonds sibériens" reflétaient fidèlement leur époque. On y entendait les états d’âme de la société des années prérévolutionnaires ».
Maxime Kravtchinski rappelle qu’entre 1906 et 1914, plusieurs centaines de recueils de chansons de voleurs, de miséreux, de bagnards, de vagabonds et de prisonniers furent éditées. Et ce uniquement à Moscou et Saint-Pétersbourg.
Au tournant du XXe siècle, dans les provinces où les juifs étaient autorisés à vivre de façon permanente, apparut un nouveau folklore criminel. Ayant moins de droits que les autres sujets de l’Empire, n’ayant de ce fait pas les mêmes chances de s’élever dans la société, de nombreux juifs tombaient dans la criminalité. La ville d’Odessa illustrait bien ce phénomène. Le klezmer, la musique traditionnelle des juifs ashkénazes, mêlé aux chansons russes de prisonniers engendra un nouveau style, celui de la chanson des affranchis (блатная песня / blatnaïa piésna) qui connut son apogée à l’époque soviétique.
*Th. Dostoievsky, Souvenirs de maison des morts, traduit par Charles Neyroud, Paris : Plon 1862, p.165 (édition disponible sur www.gallica.fr)
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