Qu’est-ce que la «prose des lieutenants» en Russie?
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La littérature russe est riche en récits de guerre. On peut considérer que le premier d’entre eux est Le Dit de la Campagne d’Igor qui retrace la défaite infligée à la fin du XIIe siècle par les Coumans aux troupes du prince russe Igor Sviatoslavitch. Au XIXe siècle, de nombreux écrivains servirent dans l’armée, expérience qui nourrit leurs œuvres.
De Léon Tolstoï aux modernistes du début du XXe siècle
En 1855, Léon Tolstoï (1828-1910) publia trois nouvelles, connues comme les Récits de Sébastopol, dans lesquelles il dépeint la défense en 1855 de ce port de Crimée à laquelle il participa en tant qu’officier de l’armée russe. Il est depuis considéré comme le premier correspondant de guerre russe et le fondateur du courant littéraire russe de la littérature ou prose de guerre. En russe, il est désigné comme la prose des lieutenants (лейтенантская проза).
Dans les Récits de Sébastopol, le jeune écrivain plonge ses lecteurs dans l’enfer de la guerre, décrit le front, la ville après la fin des hostilités et les souffrances endurées par les soldats mutilés. Il cherche aussi et surtout à les convaincre que la guerre est une absurdité. Les spécialistes de son œuvre estiment que les scènes de bataille de Guerre et Paix n’auraient pas été aussi magistrales, si Léon Tolstoï n’avait pas lui-même combattu puis écrit les Récits de Sébastopol.
En 1905, Léonide Andreïev (1871-1919) publia Le Rire Rouge, un récit fortement empreint de modernisme. En pleine Guerre russo-japonaise, il y décrit les horreurs d’un conflit imaginaire pour mieux dénoncer l’abomination qu’est la guerre en général .
La «vérité des tranchées» de la Grande Guerre patriotique
En URSS, le genre de la prose de guerre s’imposa en tant que tel après la Grande Guerre patriotique. L’ampleur du conflit, le fait qu’il toucha toutes les familles soviétiques, le haut niveau d’alphabétisation atteint à la veille du conflit expliquent pourquoi les récits de guerre se multiplièrent. Presque tous les soldats écrivaient des lettres à leurs proches et témoignaient ainsi par écrit que de ce qu’ils enduraient.
Aujourd’hui encore, l’origine de l’expression « prose des lieutenants » n’est pas totalement établie. Certains historiens de la littérature l’attribuent à des écrivains (Iouri Bondariev ou Victor Astafiev) ; d’autres, à des critiques littéraires (par exemple, Igor Vinogradov).
Après la victoire, nombreux furent ceux à coucher sur le papier leurs souvenirs de guerre : du maréchal Joukov et des auteurs déjà reconnus, comme Konstantin Simonov, à des sous-officiers. Il n’était pas rare que les récits de ces derniers, simples tant par leur sujet que par leur style, émeuvent plus leurs lecteurs que ceux d’écrivains confirmés.
Dans leurs textes, les soldats racontaient leur vie dans les tranchées et les moments de joie qu’il leur arrivait de connaître même en pleine guerre. Leurs récits tranchaient avec l’image lumineuse du peuple vainqueur auquel ils appartenaient.
« Nous décrivions des hommes qui avaient été précipités dans la plus inhumaine des situations. Nous cherchions en eux la force de nous dépasser nous-mêmes. Les jours terribles, nous étions à la recherche du bien et essayions de nous représenter le futur », expliquait Iouri Bondarev (1924-2000), l’un des auteurs de prose de guerre les plus remarquables.
En 1946, la nouvelle de Viktor Nekrassov Dans les Tranchées de Stalingrad fit sensation. Ce fut précisément après de la publication de ce texte dans la revue Znamia (L’Étendard) que l’on commença à parler de « prose des lieutenants », c’est-à-dire de récits qui décrivaient la « vérité des tranchées ». De nombreux auteurs reconnus encensèrent la nouvelle de Victor Nekrassov, notamment pour son réalisme. Joseph Staline la lut et Nekrassov fut distingué du Prix Staline.
Le pouvoir commença rapidement à craindre que trop de témoignages "véridiques" n’entament l’image héroïque des soldats ayant combattu sur le front, d’une part, et du rôle de l’URSS et de Joseph Staline dans la victoire. Ce fut pourquoi les récits déjà imprimés furent retirés de la vente et des rayonnages des bibliothèques et qu’il n’en fut plus publié.
L’édition de ces récits reprit à l’époque du Dégel. La censure veillait toutefois : l’épopée Vie et Destin de Vassili Grossman fut interdite de publication. La première édition soviétique date de 1988.
Parmi les représentants de la « prose des lieutenants », aux côtés de Victor Nékrassov et Vassili Grossman, il faut mentionner :
– Vassil Bykov (1924-2003), auteur de plus d’une dizaine de nouvelles, dont La Troisième Fusée, Vivre jusqu’à l’Aube, Obélisque. La plupart furent adaptées à l’écran.
– Konstantin Vorobiov (1919-1975) qui fut surnommé l’Hemingway russe. Il prit part à la bataille pour Moscou qu’il raconta dans la nouvelle Morts pour Moscou. Il fut capturé par les Allemands. Son expérience des camps de prisonniers lui fournit la matière d’une autre de ses nouvelles, Seigneur, c’est nous !
– Iouri Bondarev, déjà cité ici, dont les nouvelles Les Bataillons Demandent le Feu, Les Dernières Salves et Neige Brûlante furent adaptées à l’écran. Après avoir servi durant les quatre années que dura la Grande Guerre patriotique, il étudia à l’Institut de Littérature. On lui doit aussi des scénarios de films de guerre, dont celui de l’épopée Libération.
– Victor Kourotchkine (1923-1976) servit dans l’armée de chars après avoir été évacué de Leningrad assiégée. Sa nouvelle À la Guerre comme à la Guerre fut portée à l’écran en 1968, trois ans après sa publication.
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