«L’Oie de Cristal», ville où s’entremêlent des traditions artistiques médiévales et modernes
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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski (1863-1944) mit au point un procédé complexe pour obtenir des tirages aux couleurs vives et fidèles. Sa conception de l’art photographique comme forme d’éducation et source de connaissances est particulièrement bien incarnée dans les nombreuses photographies qu’il fit de monuments architecturaux à travers toute la Russie.
La plus grande partie des clichés pris par Sergueï Prokoudine-Gorski est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque du Congrès à Washington*. Entrepreneur, il avait ouvert un atelier où il imprimait cartes postales et illustrations pour les livres. Un des albums qu’il publia présentait une série de photographies en couleur, vraisemblablement prises en 1907, de la célèbre église du Sauveur-sur-le-Sang-Versé à Saint-Pétersbourg.
L’église du Sauveur-sur-le-Sang-Versé
Les façades de l’église du Sauveur sont bordées de frises en caissons qui contiennent des carreaux décoratifs de céramique. Leurs parties supérieures, elles, sont décorées de mosaïques monumentales. On doit la plupart de ces panneaux à Viktor Vasnetsov, Mikhaïl Nesterov et d’autres artistes célèbres à la fin du XIXe siècle, dont Alfred Parland, un des architectes de l’église. Les mosaïques furent réalisées dans les ateliers du maître Alexandre Frolov.
On portera une attention toute particulière à quatre mosaïques de la façade ouest : elles forment le cycle de la crucifixion et furent dessinées par Vasnetsov. Sa connaissance et sa maîtrise de l’art antique et exigeant de la mosaïque étaient remarquables. Son œuvre innovante dans les domaines du dessin, de la peinture et de l’architecture est largement tributaire des formes d’art antique et médiéval.
Beauté provinciale méconnue
Si elle enrichit le patrimoine de grandes villes comme Saint-Pétersbourg et Moscou, cette collaboration féconde entre de talentueux artistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe et l’artisan Alexandre Frolov fut tout aussi fertile dans de petites villes de province, comme celle qui porte le nom étrange d’« Oie de Cristal » et qui se trouve dans la région de Vladimir.
La région de Vladimir, située au nord-est de Moscou, peut s’enorgueillir de la richesse de son patrimoine culturel que lui constituèrent au fil des siècles Mourom sur la rivière Oka et Gorokhovets sur la rivière Kliazma, pour ne pas mentionner Souzdal et Vladimir elle-même.
L’héritage de la petite ville de Gous-Khroustalny, qui doit en partie son nom à la rivière Gous – un affluent gauche de l’Oka – qui la traverse, est malheureusement trop souvent mésestimé.
Si l’étymologie du nom Gous est encore discutée, on s’accorde aujourd’hui à comprendre le toponyme Gous-Khroustalny comme « Oie de Cristal ». La seconde partie du nom reflète l’importance que tient depuis le milieu du XVIIIe siècle l’industrie verrière dans son économie.
Aux origines de Gous-Khroustalny
Le nom de la localité de Gous apparaît pour la première fois dans des documents du XVIIe siècle. Au milieu du siècle suivant, le village devint la possession des Maltsov, des marchands considérés comme les plus gros producteurs de verre en Russie. En 1756, grâce aux revenus de propriétés que son père avait dans la région de Mojaïsk (à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Moscou), Akim Maltsov fonda une verrerie à Gous.
L’entreprise étant rapidement rentable, la rivière Gous fut endiguée pour alimenter un étang artificiel. L’eau est en effet un élément indispensable pour produire du verre. Ce plan d’eau, agrandi dans les années 1850, se trouve aujourd’hui au centre du parc municipal. En récompense des services rendus au développement du commerce russe, Akim Maltsov fut anobli en 1775. Ce titre lui permit d’acquérir de nouvelles propriétés, dont des serfs qui servaient de main-d’œuvre dans sa verrerie.
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La maison de verre
Au XIXe siècle, pendant près de soixante ans, la verrerie demeura la propriété d’Ivan Maltsov. Ce petit-fils d’Akim introduisit le style du cristal de Bohème dans la gamme des produits de son entreprise. Il fonda une fabrique textile où étaient surtout employées des femmes, dont la part dans la main-d’œuvre ouvrière ne cessa de croître au XIXe siècle.
En 1838, Ivan Maltsov se rendit en France où il visita plusieurs verreries. Il y découvrit que les ouvriers étaient logés près des fabriques où ils travaillaient et qu’ils trouvaient également non loin les services dont ils avaient besoin. Ce modèle de ville industrielle fut transplanté à Gous. À partir de 1880, la prospérité que connurent les fabriques, dont Iouri Nechaïev-Maltsov, un des neveux d’Ivan, avaient héritées prouvèrent l’intérêt économique du paternalisme.
Le textile, industrie d’avenir
À la fin du XIXe siècle, l’usine textile des Maltsov connut un développement rapide. Les bâtiments en brique qu’on peut encore voir aujourd’hui en témoignent (ceux qui appartenaient à la verrerie sont moins nombreux).
Un siècle plus tard, la production industrielle – en particulier dans le domaine du verre – est en déclin. Cela s’explique par le manque de main-d’œuvre, d’une part, et d’artisans qualifiés, de l’autre.
Néanmoins, de nombreux bâtiments, dont ceux en brique qui avaient appartenu aux usines Maltsov, sont bien conservés. Les petites places et les halles reconstruites au XIXe siècle font, aujourd’hui encore, le charme du centre de Gous-Khroustalny.
Époque soviétique
L’église des Saints-Joachim-et-Anne se trouve près du centre. Cette rotonde néo-classique érigée en 1816 fut agrandie au cours des décennies suivantes. Elle fut transformée en atelier durant la période soviétique. Ses fresques intérieures datant du début du XXe siècle sont actuellement en cours de restauration.
L’architecture sacrée de la fin du XIXe siècle est représentée à Gous-Khroustalny par la grande chapelle Sainte-Barbara qui s’élève au milieu d’un agréable jardin. On appréciera ses ornementations.
Le monument le plus important de la petite ville est l’église monumentale de Saint-Georges. Construite entre 1892 et 1904 sur les plans du célèbre architecte de Saint-Pétersbourg Léon Benois, elle fut transformée en 1926 en club pour les ouvriers des usines de la ville. Ses coupoles et son clocher furent démolis.
Ce qu’il reste aujourd’hui de ce superbe bâtiment est en bon état. Entre 1973 et 1983, l’intérieur fut restauré pour accueillir un musée de la cristallerie que l’on peut toujours visiter.
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Influence de Vasnetsov
L’église Saint-Georges présente un plan basilical avec une longue nef et des détails romans, toutes choses qui ne sont pas caractéristiques de l’architecture sacrée orthodoxe.
Les œuvres d’art qui nous sont parvenues sont merveilleusement mises en valeur dans l’intérieur très spacieux rythmé par des colonnes de style roman en labradorite polie de la région de Jitomir (nord-ouest de l’Ukraine).
Viktor Vasnetsov, l’un des artistes russes les plus célèbres de la fin du XIXe siècle, en Russie comme en dehors de ses frontières, dessina une magnifique mosaïque pour le chœur. Elle représente la Vierge en gloire entourée d’anges dans une composition connue sous le nom En Toi se Réjouit (du titre donné à un hymne composé par saint Jean Damascène). La mosaïque fut réalisée par l’atelier d’Alexandre Frolov et de ses fils. Les iconostases, également peintes par Viktor Vasnetsov, furent malheureusement détruites pendant la période soviétique.
Le Jugement Dernier
Au-dessus de l’entrée ouest, juste en face de la mosaïque de la Vierge, on admirera une autre œuvre de Viktor Vasnetsov non moins remarquable : le Jugement Dernier à la manière des fresques du XVIIe siècle telles qu’on peut en voir dans l’ancienne cathédrale Sainte-Sophie de Vologda.
Les justes, en vêtements traditionnels russes, se tiennent à droite. On distingue parmi eux des figures saintes du Moyen-Âge. Les damnés sont à gauche. Ils se tordent en proie à des passions gratuites. Leurs visages sont très contemporains. Cette impression est renforcée par leurs coiffures. Au centre se tient l’archange saint Michel en train de peser une âme.
Décroché lorsque l’église fut transformée en club pour les ouvriers, ce tableau audacieux survécut miraculeusement, probablement grâce au respect dont jouissait son auteur dans l’élite soviétique.
Il retrouva sa place après la restauration de l’église qui précéda l’ouverture du musée du cristal. Le Christ de Viktor Vasnetsov y est de nouveau en majesté.
*Au début du XXe siècle, le chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski développa un procédé complexe de photographie en couleur. Il consistait en une triple exposition sur une plaque de verre. Entre 1903 et 1916, il parcourut l’Empire russe et prit plus de deux mille clichés. En août 1918, il quitta la Russie et s’établit en France. Il y retrouva une grande partie de sa collection de négatifs sur glace et treize albums de tirages contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers vendirent sa collection à la Bibliothèque du Congrès. Au début des années 2000, la Bibliothèque numérisa la collection Prokoudine-Gorski et la rendit accessible en ligne gratuitement. Plusieurs sites internet russes la présentent également. En 1986, l’historien de l’architecture et photographe William Brumfield organisa à la Bibliothèque du Congrès la première exposition consacrée aux photographies de Sergueï Prokoudine-Gorski. Lors de ses séjours en Russie depuis 1970, William Brumfield marcha sur les traces de Sergueï Prokoudine-Gorski et visita les mêmes sites que lui. Dans cette série d’articles sont juxtaposés les clichés de monuments architecturaux pris par les deux photographes à plusieurs décennies d’écart.
Dans cet autre article, William Brumfield vous emmène à la découverte de Chouchenskoïé, le village sibérien où Lénine a été exilé.
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