
Pourquoi les précepteurs européens étaient-ils appréciés en Russie?

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Qui étaient ceux dont on avait besoin?
Dans les milieux aristocratiques russes des XVIIIe-XIXe siècles, les précepteurs (hommes et femmes) jouaient un rôle essentiel dans les familles : celui de dispenser l’éducation aux enfants à domicile. Eugène Onéguine, le personnage d’Alexandre Pouchkine, a été instruit d’abord par Madame puis par Monsieur l’Abbé, qui lui apprenait tout sans morale sévère, « en plaisantant », et qui l’emmenait se promener au Jardin d’été de Saint-Pétersbourg.
Les gouvernantes commençaient à enseigner les enfants qui avaient 5-7 ans. Elles devaient leur apprendre les langues étrangères, les bonnes manières, la musique, le dessin et les rudiments d’histoire et de géographie.

Lorsqu’ils avaient 7-9 ans, les garçons étaient confiés aux soins de précepteurs. Ceux-ci continuaient à leur enseigner les langues, approfondissaient les autres matières et développaient chez eux des qualités considérées à l’époque comme masculines : la curiosité, la clairvoyance et le courage. Les fillettes restaient avec leurs gouvernantes et suivaient un programme plus étoffé.
On considérait que l’instruction élémentaire était terminée lorsque les enfants avaient atteint l’âge de 10 ans. Des professeurs particuliers étaient alors engagés pour compléter l’enseignement dispensé par les précepteurs. Ainsi qu’Alexandre Tchatski, le personnage principal du Malheur d’avoir trop d’esprit d’Alexandre Griboïédov, le remarque, les nobles « recrutaient des régiments de précepteurs, d’autant plus nombreux qu’ils sont moins payés ».
Par quoi tout commença-t-il?
En Russie, la pratique d’embaucher des précepteurs remonte au XVIIIe siècle, une époque où il était de bon ton de faire donner une éducation à l’européenne à ses enfants. Il s’agissait avant tout de leur faire apprendre les bonnes manières et les langues étrangères. Durant la première moitié du XVIIIe siècle, de nombreux précepteurs étaient des gens peu instruits au passé douteux (cuisiniers, tailleurs, savonniers) dont personne ne pouvait vérifier les savoirs. En 1757, l’impératrice Elisabeth en arriva à prendre un décret qui disposait que tous les précepteurs étrangers devaient passer des examens à l’Université de Moscou ou à l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. Mais, ce décret fut très loin d’être respecté.

Il arrivait toutefois que des précepteurs soient des personnes extrêmement instruites. Par exemple, la baronne Preiser, gouvernante de Ekaterina Dachkova, une proche de l’impératrice Catherine II, elle-même l’une des femmes les plus éclairées de son époque. Ou bien encore Claire Clermont, la demi-sœur de Mary Shelley.
Après la Révolution, un grand nombre d’aristocrates français affluèrent à Saint-Pétersbourg. Ainsi, Alexandre Pouchkine eut comme précepteur le comte Monfort, un peintre et musicien cultivé qui lui inocula le goût du dessin.
Une seconde vague de précepteurs français déferla sur la Russie après la Campagne de 1812. C’étaient des soldats faits prisonniers et des officiers restés en Russie. L’un d’entre eux, Jean Capet, eut la charge de l’instruction de Mikhaïl Lermontov. Grâce à lui et à sa nourrice, l’écrivain parlait couramment français et allemand depuis l’enfance.
Quelles qualités étaient recherchées chez les précepteurs?
Au XVIIIe siècle, la plupart des précepteurs étaient allemands, qu’on trouvait pédants. Au début du siècle suivant, les Français formaient déjà le contingent le plus important. Les Russes appréciaient leur caractère facile, leurs manières raffinées et leur prononciation parisienne. La gouvernante française idéale devait être de la capitale, être vive et gaie, faire preuve de souplesse d’esprit et savoir tenir n’importe quelle conversation. Les Françaises exerçaient une forte influence sur les familles entières : les adultes aussi essayaient de copier leur manière de se tenir.
Dans le courant du XIXe siècle, on commença à embaucher des Suisses. Aux yeux des Russes, leurs qualités étaient proches de celles des Français. Ils étaient moins maniérés et avaient un esprit plus pratique. L’un d’entre eux, Pierre Gilliard, fut le précepteur des enfants de Nicolas II.
À la même époque, les gouvernantes anglaises, incarnation de la sévérité et du respect des convenances, étaient très recherchées. Elles avaient la réputation de savoir imposer un mode de vie sain : lever tôt le matin, promenade en tout temps, gymnastique, endurcissement du corps et de l’esprit.
À partir du début du XIXe siècle, les jeunes femmes russes percèrent dans cette profession : les Instituts de jeunes filles nobles (Институты благородных девиц) les formaient, entre autres, à la pédagogie. Plus tard, les « femmes savantes » qui étaient diplômées en pédagogie de cours supérieurs russes ou d’universités étrangères vinrent leur faire concurrence. Les jeunes gens issus de familles nobles ruinées travaillaient aussi comme percepteurs.

Critères de recrutement
Outre les qualités professionnelles, l’âge, l’apparence et la situation familiale, garante du calme dans la maison, des précepteurs et gouvernantes étaient des critères qui guidaient le choix des familles
La jeunesse et la beauté étaient considérées comme des défauts graves qui suscitaient l’inquiétude des parents. On préférait les gouvernantes d’entre deux âges, disgracieuses, voire laides (il n’était pas rare qu’elles soient bossues). Les employeurs accordaient leur plus grande confiance aux veuves dont les enfants adultes ne vivaient plus avec elles. Les gouvernantes devaient s’habiller de manière classique, sans faire preuve de coquetterie, et se coiffer de façon stricte. On leur imposait de faire preuve de modestie et de raffinement.
Les hommes mariés d’un certain âge avaient également la faveur des employeurs. Un jeune homme célibataire ne pouvait obtenir une place qu’à la condition d’avoir une apparence peu attrayante. La solution idéale était d’embaucher un couple : lui s’occupait des garçons et elle, des filles.
Il était impensable de décrocher un emploi dans une famille sans lettres de recommandation.

Rémunération et place dans la maison
Les gouvernantes étaient logées dans la chambre des enfants (leur lit se trouvait alors derrière un paravent) ou, plus rarement, dans une chambre séparée. En Russie, on traitait les précepteurs comme des membres de la famille et non comme des domestiques privilégiés (souvenons-nous de Jane Eyre d’Emily Brontë). Ils mangeaient à la table familiale ou à celle des enfants.
La rémunération des précepteurs dépendait de leurs compétences. Certains gagnaient des sommes considérables. Par exemple, en 14 ans de travail au service des princes Kourakine, le professeur Bruckner gagna 35 000 roubles. Granmont, précepteur chez les princes Dolgorouki, 25 000. L’Anglais Windson, précepteur des Ouvarov et de Lermontov, vivait dans une dépendance de la résidence de ses employeurs et gagnait 3 000 roubles par an.
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