Le monastère Saint-Pierre-le-Haut de Moscou, objet constant de l’attention du pouvoir séculier
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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski mit au point un procédé complexe pour obtenir des tirages aux couleurs vives et fidèles. Sa conception de l’art photographique comme forme d’éducation et source de connaissances est particulièrement bien incarnée dans les nombreuses photographies qu’il fit de monuments architecturaux à travers toute la Russie.
La plus grande partie des clichés pris par Sergueï Prokoudine-Gorski est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque du Congrès à Washington*. Entrepreneur, il avait ouvert un atelier où il imprimait cartes postales et illustrations pour les livres. En 1914, son établissement s’agrandit et prit le nom de Biochrome.
Parmi les publications dans lesquelles figurent des photographies en couleur prises par Sergueï Prokoudine-Gorski, on citera un ouvrage important publié en 1913 à l’occasion du tricentenaire de la dynastie Romanov. On y trouve une vue panoramique du nouveau monastère du Sauveur (Новоспасский монастырь / Novospasski monastyr) prise du toit d’un immeuble situé à proximité. Cette fondation de la fin du XVe se situe sur une colline surplombant la Moskova au sud-est du Kremlin.
Bien que le nouveau monastère du Sauveur soit le seul monastère moscovite que Sergueï Prokoudine-Gorski ait photographié, plusieurs autres fondations assez similaires se trouvent non loin du Kremlin. Parmi elles, le monastère Saint-Pierre-le-Haut. Son histoire, comme celle du nouveau Sauveur, le lie aux deux dynasties régnantes et, en particulier, à Pierre le Grand. L’imposant clocher richement décoré de ce monastère, qui se trouve aujourd’hui en plein cœur de la capitale, domine la rue à laquelle il a donné son nom : la Petrovka, la rue de Pierre. Nous avons eu la chance de visiter cette fondation à plusieurs reprises entre 1979 et 2015 et d’en faire des photographies.
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Construction en bois
Il existe plusieurs versions concernant la fondation du monastère Saint-Pierre-le-Haut. La plupart l’attribuent aux efforts conjoints du grand-prince Ivan Ier Kalita (années 1280-1340) et au métropolite de Kiev et de toute la Russie Pierre (années 1260-1326). À cette époque, les principautés russes se trouvaient sous le joug de la Horde d’Or, dont les khans jouaient des dissensions entre les princes russes. Dans cette lutte pour le pouvoir, le prince de Moscou s’était rapproché de l’hiérarque dès le milieu des années 1310.
En 1325, le métropolite Pierre transféra sa résidence de la ville de Vladimir à Moscou. Il conféra ainsi une grande importance spirituelle à la petite mais ambitieuse principauté de Moscou. Cette décision joua un rôle capital dans le renforcement du pouvoir d’Ivan Kalita et de sa principauté dans la Russie du Nord-Est.
Vers 1315-1316 ou plus probablement au début des années 1330, une église en rondins de bois fut construite sur une colline dominant la petite rivière Neglinnaïa. Elle fut consacrée aux Saints-Pierre-et-Paul. Rédigée dans les années 1550-1560 , la chronique intitulée Le Livres des Degrés attribue la fondation de cette église à Ivan Kalita. Quoi qu’il en soit, la dédicace de l’église est un hommage au métropolite Pierre mort en 1326 et canonisé par son successeur Théognoste (mort en 1353) en 1339.
Le monastère des Saints-Pierre-et-Paul se développa autour de cette modeste église. Un autre récit suggère que l’église et le monastère, construits en bois, furent détruits en août 1382, lors du raid du khan Tokhtamych (mort en 1406) sur Moscou. Le grand-prince Dmitri Donskoï (1350-1389) les reconstruisit et ils périrent dans l’incendie de 1483 qui ravagea la moitié de Moscou.
Reconstruction en brique
Au début du XVIe siècle, le grand-prince Vassili III (1479-1533) porta son attention sur le monastère Saints-Pierre-et-Paul, dont il fit reconstruire l’église principale en brique. En août 1517, elle fut consacrée au métropolite Pierre et le monastère reçut le nom de Saint-Pierre-le-Haut (Высокопетровский), la qualification de « haut » rappelant qu’il se situe sur une colline.
L’architecte à qui fut confié ce projet était probablement Aleviz Novy, déjà connu pour avoir érigé l’église de l’Archange-Saint-Michel dans le Kremlin de Moscou. L’église du Saint-Métropolite-Pierre fut l’une de celles que le célèbre architecte italien construisit entre 1514 et 1517.
Cette petite église avait un plan inhabituel. Elle reposait sur un premier niveau octogonal dont les travées reliant les quatres points cardinaux étaient plus longues que les diagonales. L’étage supérieur était également octogonal. C’était à ce niveau que se trouvaient certainement des fenêtres étroites en forme de lancette, une par travée. L’ensemble était surmonté d’une étroite frise d’arcade, puis d’une corniche et d’un toit en forme de casque à huit facettes recouvert de tuiles sombres, un matériau de couverture très apprécié d’Aleviz Novy.
À l’intérieur, les lobes de l’octofeuille permettaient d’augmenter l’espace et soutenaient la structure. Elle était suffisamment solide pour que les fenêtres soient considérablement agrandies au tournant du XVIIIe siècle. En dépit de sa taille modeste, cette église préfigurait le développement au XVIe siècle des églises votives à Moscou. De même que le renouveau à la fin du XVIIe siècle des églises-tours richement décorées.
Des siècles de rénovation
Le monastère de Saint-Pierre-le-Haut fut une nouvelle fois dévasté en 1611 lorsque les Polonais occupaient Moscou. C’était alors l’époque du Temps de Troubles durant laquelle la crise provoquée par l’extinction de la dynastie des Riourikides se doubla d’une guerre civile et de bouleversements sociaux qui dévastèrent une grande partie de la Russie occidentale. L’église du Saint-Métropolite-Pierre échappa à la destruction. La reconstruction du monastère débuta dès 1612 et prévoyait l’élévation d’une enceinte en brique.
À la fin du XVIIe siècle, le monastère acquit une importance considérable. Cet essor était dû aux liens qu’il entretenait avec la famille Narychkine, à commencer par Kirill (1623-1691), dont la fille Natalia (1651-1694) était la seconde femme du tsar Alexis Mikhaïlovitch (1629-1676). À la naissance en 1672 de son petit-fils Pierre, Kirill Narychkine lui fit don de son domaine à Moscou. Plus tard, Pierre Ier le transféra au monastère Saint-Pierre-le-Haut voisin qui, à cette occasion, doubla la surface de ses terres.
Après la mort d’Alexeï Mikhaïlovitch en 1676, Fiodor (1661-1682), son fils né de son premier mariage avec Maria Miloslavski (1624-1669), régna brièvement. Sa mort en 1682 inaugura une nouvelle période d’instabilité. Même s’ils étaient trop jeunes pour régner, les fils survivants d’Alexeï Mikhaïlovitch – Ivan V (1666-1696), le dernier fils né de son premier mariage, était malade et Pierre, le fils né de son deuxième mariage – étaient soutenus par les clans auxquelles appartenaient leurs mères. Constatant la meilleure santé de Pierre, le conseil des boyards et le patriarche de Moscou et de toute la Russie Joachim le proclamèrent tsar.
Révolte et meurtre
Mais, en avril et mai 1682, des soldats (streltsy) mécontents de cette décision se soulevèrent. Il résultat de cette révolte que les Miloslavski prirent le dessus sur les Narychkine : Sophie (1657-1704), la fille d’Alexis Mikhaïlovitch née de son premier mariage, obtint la régence de ses frères Ivan et Pierre qu’elle avait fait couronner co-tsars par le patriarche. Durant cet épisode violent, deux oncles de Pierre, Ivan (1658-1682) et Afanassi (1662-1682), furent mis à mort sous ses yeux. Ils furent inhumés au monastère Saint-Pierre-le-Haut ; leur père Kirill fut contraint de prendre la tonsure au monastère Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc dans le nord de la Russie.
Pour perpétuer la mémoire de ses frères, Natalia Narychkina finança la construction de l’église de l’icône de la Vierge de Bogolioubovo à l’endroit où s’étaient élevées plusieurs églises en bois, dont la plus ancienne remontait à 1382. L’érection de cette église en brique dura de 1684 à 1690. Son intérieur fut entièrement saccagé à l’époque soviétique. Son extérieur a été restauré. À l’angle sud-ouest de ce bâtiment se trouve la chapelle funéraire des Narychkine.
Durant sa régence, Sophie s’attacha également les faveurs du monastère de Saint-Pierre-le-Haut. Convaincue de l’incapacité de son frère de sang Ivan à régner et toujours plus inquiète du pouvoir qu’acquérait son demi-frère Pierre, Sophie tenta un coup d’État en 1689 avec le soutien des streltsy.
Sophie échoua à s’arroger le pouvoir et fut enfermée au monastère Novodiévitchi. Pierre Ier fit démanteler les régiments de streltsy. Se souvenant trop bien du meurtre de ses oncles, il en fit torturer et exécuter sous ses yeux un certain nombre.
Après l’écrasement du soulèvement de 1689, Pierre Ier fit construire dans le monastère Saint-Pierre-le-Haut l’église-réfectoire Saint-Serge-de-Radonège. La dédicace de cette église était destinée à rappeler que Pierre avait trouvé refuge au monastère de la Trinité-Saint-Serge pendant la révolte des Streltsy. Achevée en 1693, elle est un magnifique exemple du « baroque Narychkine ».
Cellules Narychkine et Napoléon
En 1696 fut achevée la construction du clocher qui s’élève au-dessus de l’église de l’Intercession, elle-même, au-dessus du portail. Les arcades ouvertes de la tour octogonale à deux niveaux du clocher, par lesquelles s’échappe le son des cloches, sont un exercice architectural audacieux. Très élevé, il est un point de repère dans le centre de Moscou. Comme les autres bâtiments du monastère construits à la même époque, le clocher est décoré de couleurs vives.
L’élément architectural le plus important, également terminé dans les années 1690, est le cloître en brique connu comme les « cellules Narychkine » en raison de son association avec Natalia Narychkine, la mère de Pierre Ier. Sa longue façade rouge et ses fenêtres ornementées s’étire le long de la rue Pétrovka. À la fin du XIXe siècle, le cloître fut agrandi : un bâtiment en briques polychromes fut adjoint à celui de la fin du XVIIe siècle.
Au cours du XVIIIe siècle furent construits plusieurs bâtiments de moindre taille, comme l’église de l’icône de la Vierge de Tolga (1744-1750), dont l’une des façades baroques donne sur la rue Pétrovka. Peu après, entre 1750 et 1755, fut érigée l’église Saint-Pacôme-le-Grand au-dessus du portail sud.
En 1812, les armées napoléoniennes n’épargnèrent pas le monastère Saint-Pierre-le-Haut. Bien que de nombreux objets de valeur aient été mis à l’abri à Iaroslavl, les églises furent profanées. Dans l’enceinte du monastère, un tribunal français condamnait à mort les personnes soupçonnées d’incendie volontaire. Celles qui furent exécutées furent enterrées près du clocher.
Époque soviétique et post-soviétique
Dans le courant du XIXe siècle, le monastère Saint-Pierre-le-Haut devint un des grands centres d’enseignement religieux et d’éditions de Moscou. Après la prise de pouvoir par les bolcheviks, il servit brièvement de refuge à des ecclésiastiques chassés d’autres institutions religieuses. Mais, en 1926, il fut fermé. Comme le montrent les photographies que nous avons prises, les bâtiments subirent des dommages importants. Ce ne fut qu’en 1950 que l’ensemble fut reconnu comme monument culturel à préserver.
En 1992, l’église Saint-Serge-de-Radonège accueillit les premiers offices. Transformée à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, l’église du Saint-Métropolite-Pierre fut rénovée à la fin du XXe. On lui redonna alors ce que l’on pensait être son aspect originel. Son intérieur fut décoré de nouvelles fresques. L’église fut consacrée une nouvelle fois en 1998 . Cet ambitieux programme de restauration fit du monastère Saint-Pierre-le-Haut ce qu’il est aujourd’hui : une oasis de sérénité en plein cœur de Moscou.
*Au début du XXe siècle, le chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski développa un procédé complexe de photographie en couleur. Il consistait en une triple exposition sur une plaque de verre. Entre 1903 et 1916, il parcourut l’Empire russe et prit plus de deux mille clichés. En août 1918, il quitta la Russie et s’établit en France. Il y retrouva une grande partie de sa collection de négatifs sur glace et treize albums de tirages contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers vendirent sa collection à la Bibliothèque du Congrès. Au début des années 2000, la Bibliothèque numérisa la collection Prokoudine-Gorski et la rendit accessible en ligne gratuitement. Plusieurs sites internet russes la présentent également. En 1986, l’historien de l’architecture et photographe William Brumfield organisa à la Bibliothèque du Congrès la première exposition consacrée aux photographies de Sergueï Prokoudine-Gorski. Lors de ses séjours en Russie depuis 1970, William Brumfield marcha sur les traces de Sergueï Prokoudine-Gorski et visita les mêmes sites que lui. Dans cette série d’articles sont juxtaposés les clichés de monuments architecturaux pris par les deux photographes à plusieurs décennies d’écart.
Dans cette autre publication, découvrez les cinq destinations préférées en Russie du professeur américain William Brumfield.