Quête spirituelle: les visites de Tolstoï au monastère d'Optina
Suivez Russia Beyond sur Telegram ! Pour recevoir nos articles directement sur votre appareil mobile, abonnez-vous gratuitement sur https://t.me/russiabeyond_fr
Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe permettant de réaliser des photographies en couleurs vives et détaillées. Sa vision de la photographie comme une forme d'éducation et de transmission du savoir a été démontrée par ses clichés de sites historiques à travers le cœur de la Russie. Parmi les photographies les plus célèbres de Prokoudine-Gorski, l’on trouve un portrait en couleur de Léon Tolstoï pris en mai 1908 dans sa propriété de Iasnaïa Poliana. C'est l'une des nombreuses photographies qu'il a prises en prévision du 80e anniversaire du grand écrivain.
Pour Prokoudine-Gorski, comme pour tant d'autres Russes, la présence de Tolstoï à Iasnaïa Poliana a servi de phare de justice à une époque d'immenses défis pour l'Empire russe. Et si son œuvre a apporté joie et sagesse à des millions de lecteurs dans le monde entier, ses dernières années ont été une période de troubles personnels et d'éloignement de sa femme dévouée, Sonia (prénom officiel : Sophie, ou Sofia).
Un écrivain à l'âme torturée
Dans ses dernières années, Tolstoï s’est montré de plus en plus désemparé par ce qu'il ressentait comme un manque de sympathie pour ses opinions sociales et morales de la part de Sonia, qui l'aimait profondément, lui avait donné 13 enfants (dont huit ont atteint l'âge adulte) et avait consacré sa vie à son travail et à son bien-être.
Cet antagonisme tragique était attisé par certains des plus proches associés de Tolstoï, qui préconisaient un geste public tel que le départ de Iasnaïa Poliana. Le plus éminent de ces associés était Vladimir Tchertkov, un personnage controversé qui avait gagné la confiance de Tolstoï et s'était engagé dans une activité organisationnelle inlassable pour promouvoir l'œuvre tardive et les enseignements de l'écrivain.
Les critiques très publiques de Tolstoï à l'égard de l'Église orthodoxe et son rejet de certains principes fondamentaux de la foi n’ont fait qu'ajouter à la tension. En réaction, l'Église l'a excommunié en 1901.
Certains ont affirmé que Tolstoï avait cherché à revenir sur le chemin de la foi à la fin, mais il est mort sans se réconcilier avec l'Église. À certains moments, cependant, il a manifesté une volonté de s'engager avec elle à un niveau intellectuel et même spirituel. Un élément crucial de ces rencontres était le monastère voisin d'Optina de la Présentation de la Vierge Marie au Temple, un centre spirituel renommé qui a également joué un rôle important dans la vie de Fiodor Dostoïevski.
Aux premières heures du 28 octobre 1910, Tolstoï s’est levé après une nuit blanche, a fait ses adieux à sa fille Alexandra (Sacha) et a quitté Iasnaïa Poliana avec son médecin personnel, Douchan Makovitski. Craignant d'être découverts, ils ont emprunté un chemin difficile jusqu'à la petite gare de Chtchekino, où ils ont pris un train pour celle de Kozelsk, à quelque 140km à l'ouest. Après avoir envoyé des télégrammes à la fille de Tolstoï, Sasha, et à Tchertkov, ils ont parcouru la courte distance séparant Kozelsk et Optina.
Tolstoï n'était pas étranger au monastère : à trois reprises entre 1877 et 1890, il avait rencontré le père (starets) Ambrose, considéré comme le prototype du père Zosime dans le dernier roman de Dostoïevski, Les Frères Karamazov. En effet, de nombreux écrivains et intellectuels du XIXe siècle ont été attirés par le monastère de la Présentation.
Lire aussi : À la découverte des moulins en bois de Russie
Un monastère profondément vénéré aux racines médiévales
Situé dans la prospère province de Kalouga, Optina fait partie des sites spirituels russes les plus respectés. Son attrait réside en partie dans son cadre naturel privilégié, une majestueuse forêt de pins surplombant la petite rivière Jizdra, près de la ville de Kozelsk (à quelque 250km au sud-ouest de Moscou).
La légende populaire veut que son nom dérive d'Opta, un brigand qui a renoncé à ses méfaits, accepté le nom monastique de Makari et fondé un ermitage dans la forêt à la fin du XIVe siècle.
Au XVe siècle, cette retraite acceptait les hommes et les femmes qui vivaient dans des zones séparées mais étaient dirigés par un père spirituel commun. Cette pratique a été interdite par le concile de l'Église de 1503, et la communauté d'Optina a donc été reconstituée uniquement pour les hommes sous le nom de monastère de la Présentation d'Optina. Après avoir survécu péniblement aux XVIe et XVIIe siècles, le monastère s'est retrouvé sans ressources au début du XVIIIe siècle et a brièvement fermé au milieu des années 1720.
Pendant des siècles, le monastère d‘Optina a été constitué de structures en bois. En 1750, les travaux de construction d'une nouvelle église principale dédiée à la Présentation de la Vierge ont commencé, mais le monastère est resté au bord de la misère, exacerbée en 1764 par le décret de Catherine la Grande qui a conduit à la confiscation des biens du site.
Toutefois, à la fin du XVIIIe siècle, le monastère et son bel emplacement ont attiré l'attention d'un haut responsable de l'Église, Platon, le métropolite de Moscou et de Kalouga. Son patronage a conduit à une renaissance, y compris la construction en 1802-1806 d'un grand clocher et de cloîtres adjacents. Tout au long du XIXe siècle, d'autres églises, chapelles et structures du monastère ont été érigées, notamment un grand réfectoire avec d'imposantes peintures murales et plafonds qui ont survécu.
L'ermitage ou skete (retraite) du monastère, consacré à une forme stricte d'observance spirituelle, revêtait une importance particulière. Dédié à Saint-Jean-Baptiste, le skete du monastère d'Optina a été créé en 1821 dans sa propre enceinte, à l'est des murs principaux du monastère. L’Ermitage de Saint-Jean-Baptiste est fermé au public, mais j'ai été autorisé à y prendre des photos au cours de l'été 2014.
Le point central du skete reste l'église de la Nativité de Saint-Jean-Baptiste, construite en 1822. Revêtue d'un bardage en planches rouges, la jolie structure en bois est agrémentée de portiques néoclassiques blancs. Les autres bâtiments comprennent un clocher au-dessus de la Porte Sainte, de petites résidences et une bibliothèque qui a servi de musée à la fin de la période soviétique.
Au cours du XIXe siècle, l'ermitage est devenu très connu pour ses sages ayant obtenu le titre de starets, ou « ancien ». Bien que le concept de « startchestvo » ait été introduit au monastère dans les années 1820 par la hiérarchie de l'Église, la désignation « starets » est née principalement du respect populaire pour certains moines qui menaient une existence ascétique à l'ermitage et chez qui le charisme se mêlait à une profonde sagesse spirituelle. L'Église vénère les 14 moines qui ont obtenu le statut de starets au monastère d’Optina.
Lire aussi : Ces coupoles qui surplombent les imposants sanctuaires en bois du Nord russe
Un moine saint mécontent de l'orgueil de l'écrivain
Le monastère attirait toutes les couches de la société, des gens du peuple à l'élite intellectuelle et artistique de Russie. Nicolas Gogol, Ivan Tourgueniev, Piotr Tchaïkovski, les frères Ivan et Constantin Aksakov, Constantin Leontiev -- ce ne sont là que quelques-uns des artistes et penseurs qui ont visité Optina. Cependant, le monastère est surtout connu pour ses rencontres avec Fiodor Dostoïevski et Léon Tolstoï, rencontres qui, dans chaque cas, ont impliqué une crise personnelle.
Après des visites en 1877 et 1881, Tolstoï est revenu en 1890 afin de rencontrer le starets Ambrose, un an avant la mort de ce dernier. La rencontre a manifestement été tendue et difficile pour le vieux moine, lassé par ce qu'il considérait comme l'orgueil de Tolstoï. Ces épisodes se sont conclus sans résolution spirituelle.
À ce stade, Tolstoï avait publiquement rompu avec l'Église orthodoxe et attaqué les principes fondamentaux du dogme chrétien et de ses rituels. Néanmoins, il est retourné à Optina en 1896, à l'instigation de sa sœur Maria (1830-1912) qui, en 1891, était entrée au couvent voisin de Chamordino. Au cours de cette visite, le grand écrivain a rencontré le starets Joseph, dont la calme générosité d'esprit lui a apporté une mesure temporaire de paix.
Cependant, la quête spirituelle tumultueuse de Tolstoï ne s'apaisera pas. Accompagné de son médecin, Douchan Makovitski, Tolstoï est arrivé à Optina vers la fin de la journée du 28 octobre 1910. Pendant ce voyage difficile, il s'est enquit fréquemment des anciens du monastère. Malgré son refus de se réconcilier avec l'Église, son angoisse le poussait manifestement à rechercher la sagesse et le réconfort qu'ils pouvaient lui apporter.
Après avoir passé la nuit au monastère, Tolstoï s'est approché à nouveau de l'ermitage, le matin du 29 octobre. Mais chaque fois, il a rebroussé chemin, assailli par le doute et la crainte de ne pas être reçu. Nombreux sont ceux qui ont spéculé sur les motifs de cette visite inattendue, mais il existe peu de preuves tangibles de ses intentions éventuelles de se réconcilier avec l'Église orthodoxe.
À ce moment critique du 29 octobre, Tolstoï et Makovitski se sont rendus au couvent de Chamardino, à 12km au nord d'Optina. Là, Tolstoï a rendu visite à sa sœur Maria.
La mort de Tolstoï attriste la communauté monastique
Fondée en 1884 en tant que communauté spirituelle féminine (obchtchina) affiliée au monastère d’Optina, Chamordino a été officiellement désigné en 1901 comme le couvent de l’Icône de Saint Ambroise de Kazan. Grâce à l'important mécénat du marchand de thé Sergueï Perlov, le couvent de Chamordino s'est rapidement développé et, en 1910, il était devenu un important centre spirituel. Tolstoï a même songé à y séjourner pendant un certain temps.
Cependant, l'arrivée de sa fille Alexandra le 30 octobre l’a poussé à fuir à nouveau. Sacha apportait la nouvelle que Sonia avait appris où il se trouvait, et le soir même, Tolstoï a écrit une lettre lui demandant de ne pas le suivre. Avec Makovitski, ils se sont tous rendus le 31 octobre à la gare d'Astapovo, où Tolstoï mourra une semaine plus tard.
Dans un dernier tournant tragique, l'hésitation et la retraite de Tolstoï de l'ermitage ont rapidement été connues parmi les moines d'Optina, où la nouvelle a été reçue avec consternation. Le starets Varsonofi s’est alors rendu à Astapovo mais n’a pas été autorisé à rencontrer Tolstoï malgré ses demandes répétées. Les plus proches collaborateurs de Tolstoï n'étaient pas intéressés par une telle rencontre.
En janvier 1918, quelques mois après la révolution bolchévique, le monastère d’Optina a été fermé. Des dispersions, des exécutions et des exils ont suivi. Pendant la période soviétique, la plupart des œuvres d'art de l'église ont été perdues ou détruites. Le couvent de Chamordino a quant à lui été fermé en 1923 et n'a été reconsacré qu'en 1990.
Le monastère de la Présentation Optina a été rendu à l'Église orthodoxe en 1987 et les services ont repris en 1988. En 1990, l’Ermitage de Saint-Jean-Baptiste a également été rendu au monastère. C'est ainsi qu'a débuté un processus de restauration dont les résultats sont aujourd'hui impressionnants.
Un siècle d'écart : Un professeur américain et un photographe de l'époque impériale
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe de photographie en couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l'Empire russe et pris plus de 2 000 photographies avec ce procédé, qui implique trois expositions sur une plaque de verre. En août 1918, il a fui la Russie en proie à la guerre civile et s'est finalement installé en France où il a retrouvé une grande partie de sa collection de négatifs sur verre, ainsi que 13 albums de tirages par contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la Bibliothèque du Congrès des États-Unis. Au début du XXIe siècle, cette dernière a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise gratuitement à la disposition du public. Quelques sites web russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Depuis qu'il a commencé ce projet en 1970, le professeur Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les vues de ce dernier sur des monuments architecturaux avec des photographies prises par le professeur Brumfield des décennies plus tard.
Dans cet autre article, William Brumfield nous emmène à la découverte des fresques du monastère Saint-Cyrille-Belozersk, ce trésor unique du Nord de la Russie.
Chers lecteurs,
Notre site web et nos comptes sur les réseaux sociaux sont menacés de restriction ou d'interdiction, en raison des circonstances actuelles. Par conséquent, afin de rester informés de nos derniers contenus, il vous est possible de :
- Vous abonner à notre canal Telegram
- Vous abonner à notre newsletter hebdomadaire par courriel
- Activer les notifications sur notre site web