
Hôtel Chavalier: le luxe à la française en plein cœur de la Moscou du XIXe siècle

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Au début des années 1840, Hippolyte (Ivanovitch) Chevalier, dont le nom figurait sur les registres des marchands de seconde guilde de Moscou, acquit un immeuble d’un étage situé à l’entrée de la rue des Vieilles Gazettes (Старогазетный переулок). Ce bâtiment construit au début de la décennie précédente est celui qui se trouve aujourd’hui au N°4 bâtiment 1 de la rue Kamerguerski (derrière le monument à Tchékhov et en face du Théâtre d'Art de Moscou [МХАТ]). Ce Français, dont Léon Tolstoï nous apprend qu’il « écorch[ait] la langue russe », y ouvrit un hôtel et un restaurant français.

Quelques années plus tard, cet établissement appartenait à Marceline Chevalier, fille d’un certain A.A. Chevalier, également marchand à Moscou.
Hôtel apprécié de Léon Tolstoï

Léon Tolstoï (1828-1910) était un habitué de l’hôtel Chevalier, où il séjourna à trois reprises. Il y fit descendre un des personnages de son roman inachevé Les Décembristes (écrit en 1860-1861 et publié en 1884). Ce passage est digne d’une réclame pour cet établissement situé dans le centre de la ville :

« Cette question n’embarrassa pas Petr Ivanovitch. Il exprima le désir d’avoir des chambres, du thé, le samovar, le dîner, le souper, la nourriture pour les domestiques, en un mot, toutes ces choses pour lesquelles existent les hôtels, et lorsque M. Chevalier, étonné par la naïveté du bon vieillard, qui se croyait sans doute dans le steppe de Trouchmen, ou s’imaginait que toutes ces choses lui seraient fournies pour rien, déclara qu’on pouvait avoir tout cela, Petr Ivanovitch fut transporté d’enthousiasme ».
Le romancier installa peut-être son héros décembriste dans cet hôtel après avoir appris qu’Ivan Pouchtchine, condisciple d’Alexandre Pouchkine au lycée de Tsarskoïé Sélo puis décembriste, y avait séjourné en octobre 1857.
« À une des fenêtres de l’hôtel Chevalier on voyait à travers les fentes du volet fermé la lumière interdite par la loi ».
Lieu de rendez-vous de l’élite intellectuelle russe
Le dramaturge Alexandre Ostrovski connaissait également l’hôtel Chevalier qu’il mentionna dans sa pièce Incompatibilités de Caractères (1856). Il fit dire à l’un de ses personnages :
« Et voilà, maintenant je dois de l’argent à tout le monde : au cocher, au tailleur, à Chevalier ».
L'hôtel Chevalier comptait parmi ses hôtes de marque le philosophe Piotr Tchaadeïev, qui y prit l’un de ses derniers repas ; les écrivains Nikolaï Nekrassov, qui y fit une cure d’eaux minérales sur la prescription de ses médecins, Afanassi Fet et Dmitri Grigorovitch.
Hôtes étrangers de prestige

Lors du séjour qu’ils firent à Moscou durant l’hiver 1858-1859, Alexandre Dumas (1802-1870) et Théophile Gautier (1811-1872) descendirent dans cet hôtel, qui portait désormais le nom de Chevrier. Dans son Voyage en Russie (1866), l’auteur du Capitaine Fracasse en décrivait le luxe :
« Nous arrivâmes bientôt à l’hôtel dont la grande cour pavée en bois montrait sous des hangars la carrosserie la plus variées ; traîneaux, troïkas, tarentasses, drojkys, kibitkas, chaises de poste, berlines, landaux, chars-à-bancs, voitures d’été et d’hiver, car en Russie personne ne marche, et si l’on envoie chercher des cigares par un domestiques, il prend un traîneau pour faire les cent pas qui séparent la maison du débit de tabac. On nous donna des chambres ornées de glaces, tapissées de papiers à grands ramages et garnies de meubles somptueux, à l’instar des grands hôtels de Paris. Pas le plus petit vestige de couleur locale, mais en revanche tout l’outillage du confort moderne. Quelque romantique qu’on soit, on s’y résigne facilement, tant la civilisation a de prise sur les caractères les plus rebelles à ses mollesses ; il n’y avait de russe que le grand canapé de cuir vert sur lequel il est si doux de dormir roulé dans sa pelisse.
Nos lourds vêtements de voyage pendus au vestiaire et nos ablutions faites, avant de nous lancer par la ville, nous pensâmes qu’il serait bon de déjeuner pour n’être pas distrait dans nos admirations par de tiraillements d’estomac et forcé de revenir à l’hôtel, du fond de quelque quartier fantastiquement éloigné. Le repas nous fut servi au milieu d’une salle vitrée, arrangée en jardin d’hiver et encombrée de plantes exotiques. Manger à Moscou un beefsteack aux pommes de terre soufflées, dans une forêt vierge en miniature, est une sensation assez bizarre ».
En 1868, la mezzo-soprano belge Désirée Artôt, qui brillait sur toutes les grandes scènes européennes, dont celle de l’Opéra de Paris, vint se produire en Russie. Elle y fit la connaissance de Piotr Tchaïkovski et tomba amoureuse de lui. À Moscou, elle descendit à l’hôtel Chevrier.
Cet établissement ferma dans les années 1870. Il devint un immeuble de rapport connu sous le nom de « Temps Nouveaux » (Новое Время), où l’on pouvait louer des chambres meublées.
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