Qui est Daniil Gleikhengauz, chorégraphe derrière le succès des patineuses artistiques russes?
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« La plupart des programmes de Gleikhengauz me rappellent les fast-foods. Techniquement, c'est de la nourriture, mais issue de la production de masse et d'une qualité que je ne considérerais même pas comme appropriée pour mon chien », a déclaré le blogueur Dave Lease, connu pour ses critiques à l'égard des patineuses russes et de leurs entraîneurs. Selon lui, les compositions lyriques vides proposées par Daniil Gleikhengauz, le chorégraphe du groupe de l'entraîneur russe Eteri Tutberidze, sont dénuées de sens et lui rappellent... la musique d'un ascenseur ou d'un supermarché.
Le choix des compositions et les idées qui sous-tendent les programmes sont effectivement singulières et soulèvent de nombreuses questions quant à leur auteur – mais elles ne ressemblent tout de même aucunement à des fast-foods.
La chorégraphie en patinage artistique est une chose spécifique. La conception de la danse vise non seulement l'effet visuel, mais aussi la commodité de l'exécution, de sorte que les idées du chorégraphe ne s'incarnent que dans la mesure où la composante technique des programmes le permet. Ce seul fait place le chorégraphe dans une position très stricte. D'ailleurs, à la patinoire Khrоustalny de Moscou, où Tutberidze entraîne ses élèves, il est de notoriété publique que c'est elle qui a le dernier mot en tant que coach principal. Ces programmes des élèves de Tutberidze sont donc souvent le fruit de la créativité conjointe d'Eteri et de son chorégraphe officiel. Pourtant, la plupart des idées viennent de Daniil Gleikhengauz.
« Je détestais simplement la chorégraphie »
Aujourd'hui, Daniel Gleikhengauz est un jeune homme de 30 ans, correct, poli et impeccablement habillé, qui réalise une trentaine de programmes par an et accorde des interviews équilibrées à la presse. Même à présent, avec son costume et sa montre en or, il semble jeune par rapport aux autres entraîneurs russes, mais c’est à un âge encore plus précoce qu’il a franchi le seuil de la légendaire patinoire Khroustalny, lorsqu'il a rejoint, en 2014, l'équipe de Tutberidze après avoir participé à un spectacle sur glace. Eteri avait déjà le statut d'entraîneur olympique à l'époque, puisque Yulia Lipnitskaya venait de remporter l'or dans l'épreuve par équipe à Sotchi. Ancien patineur artistique, Daniil avait d'abord excellé dans les compétitions pour enfants, mais avait été contraint de passer à la danse en raison d'une blessure.
Son parcours est un peu similaire à celui de Tutberidze : son impossibilité de se réaliser dans le sport l'a poussé à se lancer dans le métier d'entraîneur. Cependant, si la carrière d'Eteri a été détruite par l'effondrement de l’URSS, Gleikhengauz a subi une perte plus personnelle : son père est mort et le jeune homme a dû penser moins au sport et plus à trouver un moyen de subsistance.
« Quand j'ai décidé de tenter ma chance dans le groupe de Tutberidze, la plupart de mes connaissances étaient sceptiques, disant qu'il y avait beaucoup de gens comme moi là-bas, et qu'ils changeaient tous les 2-3 mois, qu’ils ne restaient pas longtemps », admet Daniil.
Cependant, l'intelligent Gleikhengauz se distinguait de ses prédécesseurs : fils d'un célèbre caméraman et d'une ballerine du théâtre Bolchoï, il disposait, malgré son jeune âge, d'un solide bagage. Sa mère, qui l'avait formé comme danseur de ballet, l'entraînait depuis qu'il savait marcher. Daniil, 4 ans, s'est retrouvé sur la patinoire uniquement parce qu’il ne pouvait intégrer une école de ballet à un si jeune âge. Toutefois, même lorsque le patinage artistique s'est transformé d'un refuge temporaire en l'œuvre de sa vie, sa mère n'a pas abandonné. « Pour être honnête, jusqu'à 17 ans, je détestais simplement la chorégraphie. Non mais imaginez : l'adolescence, tout le monde, après avoir travaillé sur la glace, va au McDonald's, tandis que ma mère-ballerine me donnait des souliers de ballet et disait : "Allons nous entraîner" ».
D'ailleurs, sa mère, Lioudmila Chalachova, est par la suite devenue amie avec Tutberidze et a commencé à travailler à la patinoire Khroustalny, tout comme son fils.
Dès les premiers jours, Daniil s'est révélé être une personne travailleuse et réactive. Il conduisait les plus jeunes élèves à des séances d'entraînement complémentaires. Parmi eux, la petite Anna Shcherbakova, qu'il a aidée à apprendre les triples sauts. D’ailleurs, quand elle a réalisé des quadruples sauts et s'est cassé la jambe, il l'a soutenue et lui a rendu visite. Presque personne ne se pose de questions sur les qualités humaines de Daniil. Ce qu'on ne peut pas dire de ses programmes.
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Pygmalion et trois dizaines de Galatées
Si Tutberidze ne montre aucune préférence pour ses apprentis, Gleikhengauz parvient plus difficilement à dissimuler ses goûts. Alina Zagitova et Anna Shcherbakova sont les principales muses de Daniil. L'instinct du maestro en la matière ne s’est pas trompé : elles ont toutes deux remporté l'or olympique grâce à ses programmes.
À la jeune Zagitova, âgée de 15 ans, il a confié, lors de sa saison triomphale 2017-2018, le Cygne noir, une idée longtemps caressée qui ne faisait pas bon ménage avec la précédente prima donna Yulia Lipnitskaya. L'idée du programme a été inspirée par le thriller psychologique du même nom de Darren Aronofsky.
Sa performance sans faille a permis à Zagitova d'établir un record du monde dans le programme court, qui a finalement décidé de sa victoire sur la favorite de l'épreuve, Evgenia Medvedeva. Curieusement, ce nom du cygne noir est aussi celui de la théorie, qui traite d'événements difficiles à prévoir et rares, mais aux conséquences importantes. Or, les conséquences du Cygne noir de Gleikhengauz ont aussi été des plus funestes : l'or de Zagitova a entraîné un harcèlement médiatique de l'athlète, a déclenché des années de guerre entre fans des patineuses et a provoqué la rupture douloureuse de Medvedeva et Tutberidze.
Le programme libre olympique gagnant d'Anna Shcherbakova était quant à lui basé sur le roman Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Il s'ouvrait sur le morceau Ruska d'Apocalyptica, suivi de la bande-son de la scène du bal de Satan, et se terminait par Lacrimosa du Requiem de Mozart. Contrairement au dramatique Cygne noir, ce programme apparaissait démoniaque. Il jouait avec le thème de la possession et de la rédemption. C'est ainsi que Shcherbakova elle-même exprime l'idée : « Au début, je sens le mouvement d'une force maléfique, j'entends des sons dans ma tête – c'est comme ça que se déroule la première moitié du programme, puis le Bal des vampires, que tout le monde connaît, je l'aime beaucoup... Comme l'a dit Daniil, dans cette histoire c’est le bien qui est vainqueur ».
Ce programme, comme le Cygne noir quatre ans plus tôt, s'est avéré fatal. Arrêtée à un pas de l'or, la « Reine des quadruples sauts » Alexandra Trusova, étouffant des larmes noires de son mascara dégoulinant et criant des mots de haine, restera longtemps dans la mémoire des fans.
Tout cela pourrait être considéré comme accidentel, si le chorégraphe n'avait pas déjà eu tout un assortiment de programmes sinistres : sur la mort clinique et la fuite de l'âme (programme olympique Nocturne de Chopin pour la patineuse Evgenia Medvedeva et Ange pour Alena Kostornaya), la mort par la main d'un maniaque (Parfumeur pour Anna Scherbakova), le suicide (Juliette pour Daria Usacheva et Anna Karenina pour Evgenia Medvedeva) et ainsi de suite. Seule la combative Alexandra Trusova semble avoir échappé à la déchéance théâtrale.
Cet engouement inexplicable pour l'imagerie démoniaque a même valu à Gleikhengauz le surnom de « Daniil Méphistophélès » parmi les fans russes. Ces histoires existentielles captent son imagination même lorsqu'il regarde des publicités. C'est le cas de la performance exemplaire d'Alina Zagitova, qui était dédiée à la mémoire de la mère de Daniil (Lioudmila Chalachova est décédée le 29 août 2019). Comme l'a avoué ce dernier dans une interview au magazine GQ : « Je regardais une vidéo sur YouTube, mais l'intrigue a été interrompue par une publicité que nous détestons tous tant, et dans cette publicité, un morceau du groupe M83 était diffusé. Je l'ai entendu, je l’ai cherché sur Shazam, je l'ai réécouté, et c'est ainsi qu'est née l'idée du numéro sur la fleur et la vie ».
Grâce aux efforts de leur chorégraphe, les filles de la patinoire Khroustalny n’incarnent pas de joyeuses princesses. Elles aiment Billy Eilish, le mumble rap et TikTok, mais les programmes de Daniil ne parlent pas de joie insouciante ou de vie quotidienne terre à terre. Il s'agit d'histoires mystiques, exquises et glaçantes sur la mort et la renaissance, sur la fragilité et la fugacité de la vie dans un cadre néoclassique et des bandes sonores de thrillers. En bref, ce n'est pas le genre de choses que les supermarchés de Dave Lease jouent...
Dans cet autre article, nous vous proposions un portrait d’Eteri Tutberidze, femme ayant révolutionné le patinage artistique.