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Ofeni: les commerçants itinérants de la Russie tsariste qui ont inventé l’argot des voyous

Reproduction du tableau de Nikolaï Kochelev "Ofenia korobeïnik" de la collection de la galerie Tretiakov
Pavel Balabanov/Sputnik
Ils ne se contentaient pas de vendre des icônes, des livres, des tissus, des rubans et des épingles, des bijoux et de la vaisselle. Ils ont inventé un langage secret, dont les Russes utilisent encore les mots aujourd’hui.

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Au XIXe siècle, des gens vêtus de vêtements colorés et portant des caisses sur le dos parcouraient les routes de Russie. Ils vendaient des icônes, des livres, des articles de mercerie, mais lorsqu’ils devaient s’entendre entre eux, leur langage devenait totalement incompréhensible pour les autres. Il s’agissait des ofeni (офени, prononcé « afiéni »), des marchands ambulants qui avaient inventé leur propre langue.

Isaak Dynine/TASS

L’on ne sait pas exactement d’où vient le mot « ofenia » (singulier de « ofeni »). La plupart des chercheurs penchent pour l’hypothèse selon laquelle il aurait la même racine que le nom de la ville d’Athènes (« Afiny » en russe). Autrement dit, à l’origine, il s’agissait d’« Athéniens » qui sont apparus en masse en Russie à la fin du XVIe siècle. Les ofeni vendaient des marchandises en porte-à-porte, livrant les articles nécessaires dans les coins les plus reculés du pays.

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On les appelait également « korobeïniki » (« korob » signifiant « boîte », « coffre »), en raison de la caisse qu’ils portaient sur le dos, ou « souzdaly », car leur activité était née dans les terres de la principauté de Vladimir-Souzdal, entre Nijni Novgorod, Ivanovo et Vladimir, bien qu’ils ne vivaient pas à Souzdal même.

L’activité des ofeni a commencé avec la vente d’icônes et était étroitement liée au schisme religieux du XVIIe siècle. Après les réformes du patriarche Nikon, les vieux-croyants, condamnés à l’anathème, ont été contraints de se cacher. L’Église officielle les persécutait non seulement eux, mais aussi leurs icônes, créant ainsi un gigantesque marché noir, qui fut justement occupé par les ofeni.

Reproduction
TASS

À l’automne, les ofeni quittaient leurs lieux d’origine avec des caisses remplies de marchandises et revenaient au printemps. Leurs itinéraires s’étendaient à toute la Russie — la Petite Russie (actuelle Ukraine), la Pologne, le Caucase, la Sibérie, ainsi qu’à l’étranger — en Serbie, en Bulgarie, en Slovaquie.

La nécessité de cacher leurs véritables intentions aux clients et aux autorités a contraint les ofeni à créer leur propre langage — la « fenia ». Certains mots ont ensuite été repris dans l’argot des voleurs et dans la langue russe moderne : « лох » (lokh, quelqu’un de dupe, nigaud, un « pigeon »), « бусать » (boussat’, boire de l’alcool, aujourd’hui connu sous la forme « бухать », boukhat’), « клёвый » (kliovy, extra), « жулик » (joulik, filou, escroc), « стрёмный » (striomny, craignos), « халява » (khaliava, aux frais de la princesse, gratuitement).

Les ofeni s’habillaient de manière voyante et souvent élégante : pantalons bouffants en velours côtelé, vestes en drap fin, ceintures en soie, ce qui contrastait fortement avec les vêtements paysans. Ils décoraient leurs maisons avec des chambranles sculptés, des rideaux et des fleurs aux fenêtres, et des bouquets de stipes au portail, signe de longs voyages.

Edouard Kotliakov/TASS

Presque tous les ofeni étaient alphabétisés, ce qui était rare parmi les paysans. Ils ne se contentaient pas de vendre des livres, mais pouvaient en raconter le contenu de manière captivante et connaissaient la vie des saints. En fait, ils étaient les diffuseurs de la culture et de l’alphabétisation dans les régions reculées de la Russie.

Au milieu du XIXe siècle, la langue des ofeni a suscité l’intérêt de l’État. Un comité secret a été créé, qui a chargé le linguiste Vladimir Dahl d’étudier cette langue, pensant que les vieux-croyants l’utilisaient pour leur correspondance secrète. Dahl a alors compilé un dictionnaire de plus de 5 000 mots. Cependant, l’étude a échoué. Il s’est avéré que la langue des ofeni ne disposait même pas de mots pour désigner les concepts de « foi », « Évangile » et « Dieu ». La langue était utilisée exclusivement pour régler des questions commerciales. C’est pourquoi le dictionnaire n’a jamais été publié.

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le commerce des ofeni est tombé en déclin. La construction des chemins de fer, le développement du commerce de détail et la multiplication des bibliothèques ont rendu la figure du marchand ambulant inutile.

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