Objet du mois: les machines à écrire soviétiques dont les claviers connurent tant de révolutions
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Dans le premier épisode de la série policière Les Experts Mènent l’Enquête, la spécialiste de la police criminelle Kibrit parvient à cerner le profil de l’auteur anonyme de trois lettres tapées à la machine et adressées au juge d’instruction Znamenski. Elle détermine que les missives ont été tapées « à la maison sur une vieille Moscou qui n’a pas été nettoyée depuis longtemps ».
Après la Seconde Guerre mondiale, les machines de la marque Moscou furent les machines mécaniques portatives les plus vendues en URSS. Ce fut à cette même époque que les machines à écrire jouèrent un rôle immense dans la littérature soviétique.
Un marché aux mains d’entreprises étrangères
En 1575, l’imprimeur italien Francesco Rampazetto mit au point ce qui est aujourd’hui considéré comme l’ancêtre de la machine à écrire. L’ingénieur britannique Henry Mill déposa un brevet pour une « machine à transcrire les lettres » en 1714. Il fallut attendre le XIXe siècle pour que les recherches dans ce domaine prennent leur essor. En 1870, le russe Mikhaïl Alissov inventa le скоропечатник / skoropétchatnik : la « machine à écrire rapidement ».
Elle fut distinguée lors des expositions universelles de Vienne (1873), Philadelphie (1876) et Paris (1878). Ce succès n’empêcha pas les entreprises américaines (notamment Remington et Underwood) et allemandes (par exemple, Metz ou Rheinmetall) de s’imposer sur le marché russe.
Friand d’innovations, Léon Tolstoï avait une Remington Understroke sur laquelle ses manuscrits pouvaient être tapés en plusieurs exemplaires.
Maxime Gorki possédait, quant à lui, une Corona et Mikhaïl Zochtchenko, une Rheinmettal.
Premières machines soviétiques
À la fin des années 1920, au cours desquelles des entreprises étrangères dominaient toujours le marché russe devenu soviétique, Gueorgui Elizarov (1900-1979), un ouvrier de Kazan, et ses compagnons d’atelier mirent au point une machine à écrire à laquelle ils donnèrent le nom de Janalif/Яналиф. Les premières machines Janalif avaient des caractères latins qui avaient remplacé en 1927 les caractères arabes pour l’écriture de la langue tatare. Dans les langues turques, Janalif signifie justement « nouvel alphabet ».
Le 31 décembre 1929, le quotidien Vetchernaïa Moskva partageait avec ses lecteurs son enthousiasme à l’idée qu’était déjà envisagée la production industrielle de cette machine.
Elle fut lancée dès 1931 à l’usine Pichmach de Kazan (abréviation de пишущая машинка / pichouchtchaïa machinka – machine à écrire). L’année suivante, la production atteignait 1 000 unités avec un clavier latin ou cyrillique ; en 1939, année où les langues turciques parlées en Union soviétique commencèrent à être écrites en caractères cyrilliques, 5 750 unités.
Progressivement, Pichmach produisit des machines à écrire pour 44 langues. Beaucoup étaient destinées à l’exportation en Chine, Mongolie ou bien encore Turquie.
En 1940, Pichmach sortit un nouveau modèle : Progrès (Прогресс) avec des caractères cyrilliques. Dix ans plus tard, elle avait produit 100 000 unités des 5 versions de Progrès.
Au début des années 1930 également, deux autres usines Pichmach ouvrirent à Leningrad et Oufa. La première fabriquait les machines Leningrad largement inspirées des Continental de l’entreprise allemande Wanderer Werke ; la seconde, des modèles nommés Bachkiria sur la base d’une Underwood. En 1961, l’usine d’Oufa usinait sa 100 000e unité.
Modèles «Moscou»
L’ouverture en 1936 d’une usine de machines à écrire à Moscou répondait également à la nécessité d’augmenter la production de ces appareils pour réduire les dépenses de l’Union soviétique qui continuait alors d’en acheter à des entreprises étrangères.
Entre 1936 et 1983, cette usine proposa 8 modèles de Moscou. Ils furent successivement inspirés de modèles d’Underwood (modèles 1-5), de Smith-Corona (modèles 5-7) et d’Erika (modèle 8). Entre 1938 et 1941, l’usine de Moscou sortit 9 819 unités du modèle 2. Entre 1959 et 1972, elle fabriqua 400 000 machines des modèles 5 (le premier avec des touches en plastique), 6 et 7.
Toutes les Moscou étaient portatives, même si elles pesaient au moins 5 kilogrammes. Le premier modèle à être vendu dans un coffret fut le 6, fabriqué de 1960 à 1972. C’était peut-être celui dont le personnage d’Alik dans Billet pour les Étoiles de Vassili Axionov ne se sépare jamais, même à la plage.
Entre 1983 et 1998, l’usine moscovite produisit une machine Orgthekh (Оргтех pour организованная техника), également inspirée d’Erika. À la différence des 8 modèles de Moscou, elle fut proposée en 4 couleurs : blanche, grise, jaune et rouge (en 1993).
Parmi les autres machines à écrire répandues, on se souviendra également des :
Lioubava portatives fabriquées à Riazan sous licence de l’entreprise est-allemande Robotron à partir de 1983. Elles étaient les moins chères des machines portatives. Leur prix de vente s’établissait à 180-190 roubles, soit un mois du salaire moyen en 1983 ;
Ukraïna pour des usages professionnels. Les premières étaient des copies de Rheinmettal. Elles furent fabriquées à Lougansk, puis à Kostroma, de la fin des années 1950 au milieu des années 1990 ;
Listvennitsa également à usage professionnel qui ne pesaient pas moins de 17 kilogrammes. Elles furent fabriquées sous licence d’Olympia entre 1970 et 1995 ;
Iatran, machines électromécaniques copies d’Olympia fabriquées à partir de 1975.
Claviers
Au cours du XXe siècle, le clavier cyrillique (pour la langue russe) évolua à de nombreuses reprises.
Avant la Révolution d’octobre, le clavier le plus répandu était celui des machines Underwood : ЙIУКЕН. Les chiffres et lettres étaient répartis sur 4 registres. Les lettres O, I et З servaient à taper les chiffres 0, 1 et 3. La lettre Ѣ était la troisième en partant de la gauche sur le registre inférieur. Il n’y avait pas de lettre Ѳ.
Après la réforme orthographique de 1918, qui entérina la disparition des lettres Ѳ, I, Ѣ et réduisit l’importance du Ъ, Underwood révisa progressivement son clavier cyrillique. 1 s’imposa en lieu place de I. Ѣ disparut immédiatement et fut remplacé par +/= . Puis vint le tour de Ъ. +/= migrèrent alors à la place de Ъ et laissèrent leur place à Ё . Dans les rares cas où l’orthographe imposait encore l’usage du signe dur, on tapait une apostrophe.
Sur le modèle 2 des machines Moscou, tous les chiffres, dont 1, 3 et 0, se trouvaient sur le registre supérieur. Venaient ensuite les lettres ЙЦУКЕ. Remplacé par 0, Э était à l’extrémité droite du deuxième registre en partant du bas.
Sur le modèle 3 apparurent Ё et Ъ trouvèrent leur place. Si la première s’installa à l’extrémité droite du registre inférieur, il fallut sacrifier le 0 pour placer le Ъ.
Le 0 ne retrouva sa place que sur le modèle 5, lorsque le 2e registre en partant du haut fut allongé à droite pour y placer le Ъ.
Quel que soit la marque de la machine à écrire que l’on possédait, pour taper les chiffres romains (notamment pour l’indication des siècles), on utilisait 1 pour I, П pour II, Ш pour III, У pour V, Л pour L et Д pour D. I fit son retour sur certaines machines dans les années 1980.
Taper un texte sans commettre une seule erreur de frappe est déjà chose difficile. Mais lorsque les claviers en une même langue changent d’une marque à l’autre et de modèle en modèle d’une même marque, cela tourne à la gageure. Les secrétaires devaient faire preuve d’une grande vigilance pour éviter les coquilles, notamment dans le nom et les fonctions de Joseph Staline. Certaines en effet pouvaient être des fautes grossières, aux deux sens du terme, et coûter potentiellement cher.
Lorsqu’on remarquait une erreur, on la corrigeait :
- en tentant de l’effacer avec une gomme dure ou une lame de rasoir ;
- en barrant par un trait oblique au stylo une lettre indûment tapée et en tapant la bonne juste au-dessus. Quand les lettres présentent des formes similaires, on avait le droit de couvrir la mauvaise par la bonne : г/р, и/п, л/д, о/б, о/е, о/э, р/о, с/o, ц/п, ц/щ ;
- en tirant un trait sur un mot tapé pour un autre et en tapant le bon immédiatement à droite (si l’on s’en était aperçu immédiatement) ou juste au-dessus, si l’on avait déjà tapé la suite du texte ;
- en tapant une lettre ou un mot oublié en l’ajoutant au-dessus de la ligne, puis en faisant une accolade au stylo pour indiquer l’endroit exact de l’ajout.
Dans les années 1970-1990, une secrétaire expérimentée pouvait taper sur une machine correctement entretenue jusqu’à 120 signes par minute et une quinzaine de feuilles A4 par journée de travail. Elle tapait assez fort (et, comme le disait l’expert de la police criminelle Kibrit, « une secrétaire professionnelle frappe pratiquement aussi fort des deux mains ») pour que l’original et 3 autres exemplaires obtenus grâce à du papier carbone soient parfaitement lisibles. On lisait avec plus de difficulté un 5e exemplaire.
Il va sans dire que les machines à écrire avec un clavier cyrillique pour le russe n’étaient pas les seules que l’on pouvait acheter en Union soviétique. Il en existait avec les alphabets de langues des 14 autres Républiques autonomes.
Samizdats
Les samizdats auraient existé sans les machines à écrire. Mais sans elles et le papier carbone, des textes tels que Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, Le Docteur Jivago de Boris Pasternak et ceux d’Alexandre Soljenitsyne, Alexandre Zinoviev ou bien encore Vladimir Voïnovitch n’auraient pu être aussi largement diffusés en URSS et à l’étranger.
Copier des samizdats était une entreprise risquée. En effet, même posée sur un carré de feutre (comme celle du personnage d’Alla dans le film Marathon Automnal), une machine à écrire fait un bruit que l’on peut difficilement confondre avec un autre. Ceux qui reproduisaient les textes pour en faire quelques exemplaires supplémentaires n’étaient jamais à l’abri qu’un voisin indélicat ne signale aux autorités que quelqu’un tapait à la machine dans l’appartement d’à côté.
On entend régulièrement dire que les machines à écrire pourraient faire leur grand retour dans les administrations parce qu’elles ne sont pas reliées à l’internet et assurent donc une meilleure confidentialité. Si tel était le cas en Russie, la lettre ё redescendrait-elle de sa place à l’extrême gauche du registre supérieur du clavier d’ordinateur standard à celle qu’elle s’était difficilement faite à l’extrême-droite du registre inférieur ?
Dans cette autre publication, découvrez comment des radios médicales faisaient office de disques vinyle en URSS.
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