Cinq raisons de lire les poèmes de Pouchkine directement en russe
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L’on a commencé à traduire Pouchkine de son vivant. La première traduction a été réalisée en 1823 en français. Plus tard, Prosper Mérimée et Ivan Tourgueniev, en collaboration avec Louis Viardot, puis Alexandre Dumas père et d’autres écrivains célèbres, ont participé à la traduction de la poésie et de la prose de Pouchkine dans la langue de Voltaire et de Rousseau. Les premières traductions de Pouchkine en anglais remontent quant à elles au milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui, ses œuvres peuvent être lues dans toutes les principales langues du monde, avec environ 40 traductions en anglais. Eugène Onéguine a non seulement inspiré des opéras, mais aussi un film américano-britannique avec Ralph Fiennes et Liv Tyler dans les rôles principaux. Le livre de la Française Clémentine Beauvais Songe à la douceur, inspiré d’Eugène Onéguine de Pouchkine, a incité les adolescents français à se tourner vers l’œuvre originale. Néanmoins, Pouchkine continue d’être considéré comme l’un des auteurs russes les plus intraduisibles et, par conséquent, les plus sous-estimés. « Comment peut-on traduire ce qui a déjà été traduit, ce qui a été transposé dans sa propre langue, ce qui est non dit et indicible ? », s’interrogeait une autre poétesse russe de génie, Marina Tsvetaïeva. En effet, pourquoi en est-il ainsi ?
La langue
De nombreux facteurs influencent la qualité d’une traduction littéraire d’une langue à une autre, mais le plus important d’entre eux est la langue elle-même, son organisation, sa structure et les règles grammaticales qui la régissent. Par exemple, le russe est une langue synthétique ou flexionnelle. Les terminaisons y jouent un rôle important, tandis que l’ordre des mots dans une phrase peut être plus ou moins libre. Cela donne à l’auteur une grande marge de manœuvre pour jouer avec les constructions grammaticales. Le français, par exemple, est une langue plus analytique, dans laquelle l’ordre des mots détermine le sens de la phrase, et les terminaisons jouent un rôle beaucoup plus modeste. Il est évident qu’avec des différences aussi importantes dans l’ensemble des moyens linguistiques, il est possible d’exprimer la même idée, mais la forme de son expression sera presque inévitablement différente.
C’est notamment pour cette raison que certaines traductions des poèmes de Pouchkine en langues étrangères sont réalisées en prose. Les traducteurs soulignent ainsi qu’ils renoncent délibérément à rechercher une forme poétique pertinente, ce qui leur permet de se concentrer pleinement sur le sens. Même les traducteurs du russe vers le chinois ne baissent pas les bras et publient les poèmes et la prose de Pouchkine pour leurs lecteurs.
La poésie
« La traduction de la poésie est impossible. Chaque fois, c’est une exception », écrivait Samouil Marchak, poète et traducteur de Shakespeare en russe. L’on peut ici aussi citer les propos d’un autre poète, britannique celui-là, Samuel Coleridge, qui assurait que « la poésie, ce sont les meilleurs mots dans le meilleur ordre ». Le traducteur de poésie est donc confronté à une triple difficulté. Premièrement, il doit choisir les mots les plus précis pour transmettre la pensée exprimée par un autre poète. Deuxièmement, il doit les disposer dans le bon ordre poétique, « le meilleur ordre ». Troisièmement, dans différentes langues, la réputation et la charge sémantique des différents genres, mesures et formes poétiques peuvent varier. Par exemple, si les genres de l’ode, de l’élégie ou du cycle de sonnets sont similaires dans la poésie européenne et remontent à l’Antiquité, les formes moins connues et plus floues exigent déjà de la souplesse d’esprit et un sens poétique de la part du traducteur. C’est une autre raison pour laquelle de nombreux traducteurs renoncent à cette tâche difficile et choisissent la voie de la traduction prosaïque des poèmes.
Les réalités
La traduction des noms de plats, de boissons, d’objets du quotidien, de phénomènes et concepts nationaux est également difficile en poésie.
« Mais pantalons, frac, gilet, // il n’y a pas de tels mots en russe », s’excusait Pouchkine auprès de ses lecteurs dans l’une des digressions lyriques d’Eugène Onéguine. Ces problèmes ne concernaient pas uniquement les poètes du début du XIXe siècle. Julian Lowenfeld, célèbre traducteur contemporain de Pouchkine en anglais, s’est plaint lors de sa visite en Russie devant un public russe d’avoir rencontré de sérieuses difficultés avec une boisson telle que la « brousnitchnaïa voda » (eau de canneberge), souvent traduite à tort par « jus de myrtille » ou même « sirop ». Il avait également des problèmes avec le mot « starouchka » (féminin du mot russe pour « vieillard »). Il a également avoué avoir traduit « antchar » (antiar, une plante) par « poison-tree » (arbre empoisonné), car il n’avait trouvé le mot approprié que chez Byron, et cette plante était d’origine malaisienne.
Quant à Vladimir Nabokov, qui, comme on le sait, a réalisé cinq versions différentes de la traduction d’Eugène Onéguine, il n’a jamais trouvé d’équivalent exact pour le mot « toska » (mot très populaire en Russie désignant un état mélancolique, d’attente de ce qui n’est pas advenu et n’adviendra sûrement pas). De son point de vue, « sadness » (tristesse), « sorrow » (peine), « depression » (dépression) ne convenaient pas, c’est pourquoi il a conservé « toska ». Et dans la traduction de la phrase « Достойна старых обезьян » (digne des vieux singes), au lieu du mot attendu « monkey » (singe), il a utilisé le mot assez rare « sapajou », ce qui a provoqué la colère des traducteurs professionnels.
Le style
Si les points précédents s’appliquent à la traduction de tous les poètes écrivant dans toutes les langues, celui-ci concerne strictement Pouchkine. La particularité de son style est telle que non seulement ses poèmes, mais même sa prose sont plus difficiles à traduire dans d’autres langues, avec des pertes plus importantes que pour les autres auteurs. Le poète lui-même qualifiait sa prose de « rapide ». Un exemple classique de ce style est une citation tirée du roman La Fille du capitaine : « Une neige fine commença à tomber et tout à coup se précipita à gros flocons. Le vent se mit à siffler, à hurler. C’était un chasse-neige. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Tout disparut ». Il n’y a presque pas d’adjectifs, mais beaucoup de noms et de verbes. Cela donne un rythme rapide.
Les chercheurs qui ont étudié les traductions de Pouchkine ont attiré l’attention sur la description de la comtesse dans La Dame de pique. Pouchkine note que « jamais elle ne manquait au bal ; et là, fardée, vêtue à la mode antique, elle se tenait dans un coin et semblait placée exprès pour servir d’épouvantail ». Dans la version russe originale, pour « jamais elle ne manquait au bal », l’on peut lire, mot pour mot, « elle traînait dans les bals », où est utilisé un verbe très expressif qui en dit long sur le caractère et le mode de vie du personnage, et qui est difficile à traduire de manière équivalente.
Dans ses poèmes, Pouchkine est tout aussi dynamique et économe dans ses moyens d’expression, mais il y parvient grâce à la précision et souvent au contraste dans le choix des styles, combinant des tournures archaïques avec des expressions courantes et romantiques.
La maîtrise
L’on considère que le résultat d’une traduction est toujours meilleur lorsque les poètes sont traduits par d’autres poètes plutôt que par de simples traducteurs. Les exemples de traductions en russe le confirment tout à fait. Les traductions des romantiques allemands par Vassili Joukovski, de Shakespeare par Samouil Marchak et Boris Pasternak, ainsi que la traduction par ce dernier de Faust de Goethe, ou encore de La Divine Comédie par Mikhaïl Lozinski sont devenues des chefs-d’œuvre non seulement de la littérature mondiale, mais aussi de la littérature russe grâce à ces traductions.
Compte tenu de la liste des traducteurs de Pouchkine, l’on pourrait alors penser qu’il aurait dû avoir de la chance. Après tout, Nabokov a passé près de quinze ans à traduire (certes, en prose rythmée) et à rédiger un commentaire volumineux sur Eugène Onéguine, et certains poèmes ont été traduits en français par Marina Tsvetaïeva. Et pourtant, il n’a pas été possible d’atteindre une transmissibilité totale.
Néanmoins, est-ce vraiment si grave que Pouchkine sonne différemment pour chaque culture ?
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