Gjel: tout ce que vous devez savoir sur les célèbres plats blancs et bleus typiques de Russie
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Il n’y a pas plus de cinq artisans qui travaillent selon l’ancienne technologie de la céramique de Gjel. Toutefois, leurs produits ont peu en commun avec ce que l’on associe avec Gjel dans la conscience populaire : ils comportent cinq couleurs et arborent un ornement dans le style du loubok russe (équivalent russe des images d’Épinal, ndlr).
« Si vous saviez comment nous négocions avec ces auteurs pour organiser une exposition…, s’amuse Valentin Rozanov, l’un des artistes phares de l’artisanat de Gjel. Allez, donne-nous quelques travaux pour l’exposition », dis-je. Et il me répond : « Écoute, je suis booké pour les années à venir, certains objets ne sont pas encore terminés, mais ils sont déjà achetés. »
La céramique de Gjel repose sur une technologie de production complexe. D’autres styles, comme la semi-faïence, la faïence et la porcelaine de Gjel, se sont développés en parallèle au cours des deux derniers siècles. Ils sont produits par des usines et des ateliers familiaux. Il existe également des artistes indépendants qui ont acquis une grande renommée dans l’art de la porcelaine blanche et bleue. On en dénombre une dizaine : « Ils ont leur propre section au Musée historique russe. Ce n’est plus un métier, mais un art… », explique Valentin Rozanov.
Ces maîtres travaillent seuls sur le produit tout au long du cycle de création : de la pièce d’argile à la peinture, au vernissage et à la cuisson. « L’artiste trimera sur sa cruche pendant deux mois, et à la fin elle se fissurera pendant la cuisson, et il faudra tout recommencer... Le pourcentage de défauts dans la céramique d’auteur atteint cinquante, la technologie est complexe, on peut même avoir des soucis car l’argile est de mauvaise qualité », dit Rozanov.
Comment cet artisanat est-il passé de la poterie basique à la reconnaissance en tant que l’un des styles les plus russes ?
« Brousse de Gjel »
Gjel est le nom d’une zone située à 60 km de Moscou, et qui comprend environ 30 villages. Avant la révolution de 1917, lorsque le « pouvoir des Soviets » a été mis en place en Russie, ce territoire était appelé volost de Gjel du district Bronnitski de la province de Moscou. Désormais, la « brousse de Gjel », comme est surnommée cette dispersion des villages, fait partie de la région de Moscou. La région est célèbre pour ses argiles depuis plus de 700 ans.
Il n’y a jamais eu de grands propriétaires terriens ni de servage dans le volost de Gjel ; on y trouvait des ateliers de poterie, ou plutôt des centaines d’ateliers : certains sont encore des entreprises familiales, tandis que d’autres se sont transformés en d’immenses usines, auxquelles l’État accorde de solides avantages.
La « brousse de Gjel » est connue depuis le début du XIVe siècle, lorsque la première mention de ces terres est apparue dans des documents en relation avec leur annexion à la principauté de Moscou. Les villageois étaient déjà alors engagés dans la poterie sous une forme encore rudimentaire, traditionnelle ; ils fabriquaient non seulement de la vaisselle, mais aussi d’autres articles ménagers, des pipes, des kortchagi (énormes récipients en terre cuite) ou des jouets.
Valentin Rozanov explique que les habitants des villages de Gjel, « en creusant leur potager pour semer des pommes de terre », trouvent encore dans le sol des éclats de jouets ou d’assiettes arborant une peinture rudimentaire qui ont 200 à 300 ans. Des jouets primitifs du même type - chevaux, oiseaux-sifflets, ours - étaient courants dans toute la plaine russe et avaient peut-être une fonction rituelle. Dans les jardins, les gens ne trouvent que des morceaux brisés, ou des objets mis au rebut. Les musées n’ont obtenu presqu’aucune pièce de vaisselle utilisée au quotidien, à l’exception de 20 à 30 articles. »
Au XVIIe siècle, les habitants du volost de Gjel ont été rattachés à l’ordre des apothicaires de Moscou : ils sont devenus les fournisseurs de récipients pour les médicaments. Les pots et flacons pharmaceutiques étaient alors fabriqués exclusivement en céramique.
Parallèlement, les vieux-croyants ont fui vers les forêts denses et les marécages qui abondaient dans la région à cause des persécutions et des réformes du patriarche Nikon. Soit dit en passant, au XVIIe siècle, les vieux-croyants se sont également réfugiés dans les forêts de la région de la Volga. Ils ont apporté avec eux l’art de la peinture sur or désormais connu sous le nom de Khokhloma.
« Les gens font ce qu’ils peuvent pour se nourrir, explique Valentin Rozanov. Maintenant la moitié des arbres ont été abattus, mais il n’y avait que des forêts aux alentours, c’était pratique pour se cacher. Et des dizaines de variétés d’argile apparaissaient à la surface de la terre : du blanc au brun. Qu’on le veuille ou non, l’argile était utilisée avant tout pour des besoins techniques. Les vieux-croyants vivaient en communautés, construisaient des églises. Ils apportaient toujours leur artisanat avec eux, ils aimaient cela. Grâce à cela et à l’argile, le territoire de Gjel s’est transformé en un centre de la céramique. »
Des couleurs et des motifs qui valent leur pesant d’or
Il existe différentes versions de l’origine du mot « Gjel ».
Une opinion courante mais erronée veut que Gjel vienne du mot « brûler » (jetch’), car les plats sont cuits au four.
La version la plus plausible est liée à la rivière Gjelka, principal cours d’eau local, qui traverse le territoire du district Bronnitski.
En vieux slave, « Gjel » signifie gousli, un genre de harpe. À ce propos, non loin de la brousse de Gjel se trouve un endroit appelé Gouslitsa.
Une autre version slave, ou plutôt polonaise : grzegrzółka est un coucou, oiseau très présent dans les forêts locales.
Les produits de Gjel, bien sûr, n’étaient ni bleus ni en porcelaine au départ. Au début, de simples objets en terre cuite sont apparus. Les enfants aiment fabriquer de tels objets : ils cuisent des plats ou des jouets fabriqués à la main à partir d’argile rouge qu’ils placent ensuite dans un poêle russe ou même sur le feu, entre des briques
L’argile durcissait en devenant très poreuse, le liquide pouvait s’infiltrer à travers les parois et les potiers la traitaient de différentes manières. L’argile brûlante, à peine sortie du four, était plongée dans une solution liquide rappelant de la pâte à crêpes. Parfois, les plats étaient trempés dans du lait avant cuisson.
Au XVIIe siècle, Pierre Ier, qui aimait tant la Hollande et ses tuiles bleues, introduisit la mode des assiettes à bordure bleue. Au XVIIIe siècle, la renommée de la céramique européenne colorée - des céramiques poreuses entièrement recouvertes d’émail - a atteint Gjel. Elle était achetée par les cours nobles et la technologie de fabrication était coûteuse et complexe. Les habitants de Gjel ont commencé à rechercher des méthodes et des moyens de simplifier et d’améliorer la production. C’est ainsi que la « céramique de Gjel » est née : elle comportait cinq couleurs, terreuse, avec des ornements dits de loubok.
Des exemplaires conservés dans des musées ont survécu jusqu’à nos jours, y compris des récipients à kvas de Gjel (kvasnik) avec une poignée en stuc avec un trou au milieu. « On suppose que ces trous étaient nécessaires pour y insérer un morceau de glace enveloppé dans un chiffon pour refroidir le kvas *, explique Valentin Rozanov. Certains ont estimé qu’un trou était nécessaire pour enfiler plusieurs kvasniks sur la main pour servir les invités à cette époque. Selon nous artistes, ce trou est un élément purement décoratif. »
Valentin Rozanov étudie depuis longtemps l’artisanat de Gjel et a conclu que personne n’a jamais utilisé de kvasniks - il s’agissait exclusivement d’objets ornementaux. Observant les collections de grands musées, Rozanov, en collaboration avec des chercheurs, a tenté de comprendre à quoi servaient les kvasniks : « Nous avons regardé à l’intérieur avec une lampe de poche. Le fond n’était pas émaillé : l’émail avait coulé à certains endroits, de l’argile autre part, on trouvait des empreintes digitales, des poussières accumulées depuis le XVIIIe siècle, personne ne les avait jamais lavés. Et tout est devenu clair : si du liquide avait été versé, l’argile se serait assombrie, mais il était impossible de pénétrer à l’intérieur, impossible de le nettoyer. Ces objets sont purement décoratifs, ils restaient sur les étagères. Ils ornaient l’intérieur. Les Romanov les collectionnaient, on voit des kvasniks dans les collections "russes". On les chérissait comme un trésor. »
Phénix bleu
Parallèlement à la céramique, d’autres domaines de l’artisanat de Gjel se sont développés : semi-faïence, faïence, porcelaine. Les habitants de Gjel recherchaient des recettes de céramiques étrangères, très prisées en Russie et qui se vendaient très cher. C’est ainsi qu’est née la semi-faïence : de la céramique exclusivement produite à Gjel. Elle était plus grossière en apparence que la faïence européenne, mais plus fine et moins poreuse. Les artisans se sont tellement démenés pour décorer la surface que la semi-faïence de Gjel a pris une place particulière dans l’artisanat. Puis est venue la faïence fine. En ce qui concerne la porcelaine, la porcelaine chinoise puis européenne valait son pesant d’or en Russie.
« Les Chinois gardaient secret l’art de la porcelaine ; en Allemagne il y avait même une unité de production secrète chargée de la reproduire, raconte Valentin Rozanov. En Chine, les composants sont purs, tirés directement du sol. Ils prenaient du kaolin et de la pierre, les broyaient et les mélangeaient et hop ! de la porcelaine.»
En partie à cause de la porcelaine, le Gjel est resté bleu. La mode de la peinture blanche et bleue a fait son retour au XIXe siècle : le fait est que la porcelaine est cuite à très haute température, et la plupart des couleurs brunes, vertes et oranges familières à la majolique s’estompent. Quant au cobalt, à partir duquel la peinture bleue est obtenue, il ne brûlera pas. La couleur blanche du fond est fournie par l’argile de haute qualité après cuisson.
L’un des motifs principaux et les plus célèbres non seulement de Gjel, mais de toute la culture mondiale des arts appliqués est la rose. À Gjel, ce thème bénéficie d’un traitement particulier, explique Valentin Rozanov : « La rose de Gjel est fermée, on la dessine en trois ou quatre traits, et chaque artiste a la sienne, on détermine l’auteur d’un coup d’œil, et il est interdit de répéter sa rose. Ce n’est pas une simple camomille, mais une fleur noble et précieuse, rare, au caractère toujours élitiste. Les artistes placent différentes quantités de peinture des deux côtés du pinceau : en un seul trait, ils donnent à la fois de l’ombre et de la profondeur - c’est ainsi que la peinture est répartie lors du coup de pinceau en cercle - en une seule fois. »
Malheureusement, au début du XXe siècle, en raison de la révolution industrielle, l’artisanat a commencé à dépérir – on l’a relégué aux oubliettes comme une chose désuète. Les usines ont été nationalisées, la production s’est retrouvée sans propriétaires. Les hommes ont été envoyés à la guerre alors que c’est eux qui étaient engagés dans la céramique à Gjel : « En général, on dit qu’avant le début du XXe siècle, les hommes faisaient tout et les femmes s’occupaient de la maison, ajoute Rozanov. Dans nos villages, les hommes travaillaient 14 heures par jour, c’est pourquoi ils partaient travailler et vivaient en communauté, et rentraient chez eux le week-end ou pour les fêtes. »
Dans les années 1940, après être passé par les camps, le critique d’art Alexandre Saltykov a été envoyé travailler à Gjel, où il a commencé à faire revivre l’art local. Il a fait revenir les ouvriers, recréé la chaîne technologique et plus tard, à Moscou, il a inclus la céramique de Gjel dans les collections des musées et lancé des fouilles. L’artiste célèbre Natalia Bessarabova a travaillé sous sa direction, et ensemble, ils ont créé l’Abécédaire des coups de pinceau de Gjel. Parallèlement, la poterie a commencé à être enseignée dans des écoles techniques. La porcelaine est alors devenue une affaire exclusivement féminine. Lorsque Valentin Rozanov est arrivé pour travailler à l’usine de Gjel en 1974, il était le seul homme au milieu des ouvrières.
Aujourd’hui, un institut d’État comprenant un département des beaux-arts et de la culture artistique populaire fonctionne à Gjel. Les productions certifiées et soutenant l’art populaire sont exonérées d’impôts par l’État. Les dépenses nécessaires à l’organisation de grandes expositions sont également indemnisées. Quant aux artistes indépendants de Gjel, ils se battent pour la pureté de l’artisanat : « Qui sculpte quoi là-bas ? Les ateliers sont légion. On voit des œuvres réussies, mais il y en a aussi de grossières. Nous luttons contre des fabricants peu scrupuleux. Ils discréditent Gjel en inondant le marché de mauvais objets de piètre qualité », déplore Rozanov.
Mais l’artisanat ancestral qui a vu le jour sur ces terres ne mourra pas ; l’artiste en est convaincu.
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