Y a-t-il vraiment eu un joug tataro-mongol en Russie?
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La dépendance financière et politique des principautés de la Russie médiévale à l’égard des conquérants orientaux, le khan Batou et ses successeurs, est un fait historique. Ceux-ci dirigeaient l’État « Oulous Djötchi », qui a d’abord fait partie de l’Empire mongol, avant de devenir un empire indépendant. En Russie, on l’appelait la « Tente principale » ou la « Horde d’or », identifiant ainsi l’État tout entier au quartier général de son dirigeant – tout comme l’on dit aujourd’hui « Le Kremlin a décidé ».
Néanmoins :
- les envahisseurs ne se désignaient pas eux-mêmes comme « Tataro-Mongols »
- le mot « joug » n’a pas été connu en Russie avant le XVIIe siècle, et personne ne désignait la dépendance par ce mot d’origine latine
- les relations entre la Russie et la Horde d’Or se sont rapidement transformées non pas en dépendance, mais en relations de principautés limitrophes, dans lesquelles les terres russes ont joué un rôle de premier plan dès le milieu du XIVe siècle.
Nous vous expliquons tout cela point par point.
Les envahisseurs ne se désignaient pas eux-mêmes comme « Tataro-Mongols »
Les noms de peuples « Mongols » et « Tatars » ne sont pas ceux que s’attribuaient eux-mêmes les principaux concernés. Les historiens s’accordent à dire que ces mots ont été inventés par les Chinois.
Les Mongols :
À l’intérieur de la Chine, les tribus vivant au nord des Chinois ethniques étaient appelées « Mongols » (« Mengou ») et les autres tribus « Tatars » (« Dadan ») ou « Mongolo-Tatars » (« Meng-da »). Cette tradition s’est établie à partir de la dynastie Song, qui a régné en Chine à la fin du Xe siècle, écrit l’historien Vladimir Roudakov.
Le fondateur de l’empire mongol, Temüjin, ou Gengis Khan (1155 ? – 1227), appartenait au clan des Bordjiguines et a fondé la dynastie des Gengiskhanides. Ces derniers se désignaient eux-mêmes sous le nom de Mongols. Ils ont emprunté ce mot aux Chinois, que Gengis Khan et ses descendants ont conquis au début du XIIIe siècle. Les ethnies nobles mongoles de l’État de Gengis Khan étaient des seigneurs de guerre (noïons). L’armée elle-même se composait de diverses tribus, que les Gengiskhanides soumettaient et utilisaient comme force militaire brute – pour toutes les tribus subordonnées, les Mongols imposaient la conscription militaire.
Les Tatars :
Pour les Chinois, toutes les tribus nomades au nord de la Grande Muraille de Chine étaient appelées Tatars (« Dadan »). Étaient désignés ainsi tant les Tatars de Sibérie orientale que des tribus mongoles, bien qu’ils fussent en conflit les uns avec les autres. Les Mongols ont fini par éliminer la quasi-totalité des Tatars de Sibérie orientale, de sorte que les Tatars de Sibérie moderne ne sont pas leurs descendants.
Les Mongols eux-mêmes ont continué à appeler collectivement « Tatars » toutes les tribus asiatiques, principalement turciques, qu’ils ont subjuguées sur leur chemin vers les terres russes.
Dans l’historiographie russe, le terme « Tataro-Mongols » a été utilisé pour la première fois par Piotr Naoumov, un professeur de Saint-Pétersbourg, en 1823.
Les historiens ont inventé le terme « joug » pour désigner la dépendance de la Russie à l’égard de la Horde
Le mot « joug » provient du latin et désigne initialement un outil agricole. Le joug agricole le plus simple, utilisé dans la Rome antique, était en forme de la lettre « П » (P cyrillique) qui est posée par le haut sur le cou de deux bœufs. Au sens figuré, le terme « joug » désigne un devoir, un fardeau. « Prenez mon joug sur vous et recevez mes instructions, car je suis doux et humble de cœur ; et vous trouverez du repos pour vos âmes. Car mon joug est doux, et mon fardeau léger », dit Jésus dans l’Évangile de Matthieu.
La dépendance des terres russes à l’égard de la Horde a été appelée « joug » par le chroniqueur polonais Jan Długosz en 1479 dans les Chroniques du glorieux royaume de Pologne. En russe, le mot a été utilisé pour la première fois en 1674 dans le livre historique Synopsis d’Innokenti Guizel, très populaire en Russie. Il a ensuite été repris par Nikolaï Karamzine, qui a créé et étayé le concept de « joug tataro-mongol ».
Pourquoi la méthode de Nikolaï Karamzine n’est-elle pas historique ?
Nikolaï Karamzine a publié en 1818 les huit premiers volumes de l’Histoire de l’État russe, le premier ouvrage généralisé sur l’histoire de la Russie. Karamzine travaillait à l’époque du romantisme et était un écrivain professionnel. C’est pourquoi il a décidé de donner à son œuvre un caractère moralisateur.
En 1792, dans les Lettres d’un voyageur russe, Karamzine se lamente : « Il est pénible […] que nous n’ayons pas jusqu’à présent de bonne histoire russe, écrite avec un esprit philosophique, une critique, une noble éloquence... On peut choisir, animer, peindre, et le lecteur s’étonnera de comment quelque chose d’attrayant, de fort, de digne d’attention a pu sortir de Nestor, de Nikon et du reste ».
L’Histoire de Karamzine a été écrite avec une tâche prédéterminée : montrer que le peuple russe progressait inévitablement vers la liberté et les lumières sous la direction d’un sage souverain orthodoxe. Comme l’a écrit l’historien Vassili Klioutchevski, « le but de l’œuvre de Karamzine est de faire une élégante édification de l’histoire russe ».
C’est pourquoi, en décrivant l’invasion de l’armée mongole, Karamzine propose tout d’abord une interprétation de cet événement et ne procède qu’à partir de celle-ci. Décrivant comment, en 1243, le prince Iaroslav II de Vladimir s’est rendu auprès du khan Batou pour recevoir le premier titre de la grande-principauté de Vladimir, Karamzine déclare sans équivoque : « Ainsi, nos souverains ont solennellement renoncé aux droits d’un peuple indépendant et ont courbé l’échine sous le joug des barbares ».
L’auteur ne mentionne pas que toute résistance face au khan Batou était vaine. Les effectifs de l’armée mongole dépassaient plusieurs fois les forces totales de tous les princes russes. De plus, l’armée mongole était régulière. Karamzine affirme également que les Russes étaient auparavant un peuple uni et indépendant – ce qui ne correspond pas à la réalité, car la Russie était dans un état de « principautés en guerre » et n’était pas unie.
Le concept de Karamzine s’est avéré très pratique : dandy, encyclopédiste et anglophile, il a créé l’idée d’une Russie « en retard » par rapport à l’Europe « éclairée ». « Nous avons eu notre propre Charlemagne – Vladimir, notre propre Louis XI – le tsar Ivan, notre propre Cromwell – Godounov », écrivait-il. Karamzine n’attachait pas d’importance particulière à l’histoire russe, qui n’était pour lui que le reflet de l’européenne, de sorte que les « Tatars » devenaient des « barbares ». Cependant, le joug que les Romains « civilisés » imposaient aux barbares conquis, Karamzine le retranscrivait au peuple russe, le rendant inférieur.
Comment l’invasion mongole a-t-elle affecté la Russie médiévale ?
L’invasion de Batou a privé les princes russes de leur indépendance politique. Les Mongols ne voulaient pas vivre sur le sol russe ni le gouverner directement. Ils avaient besoin des Russes pour payer un tribut en argent (le mot « dièngui », signifiant « argent » est entré dans la langue russe à partir de la langue de ces envahisseurs) et en hommes – pour le service dans l’armée régulière mongole. Les princes russes sont devenus les « serviteurs » du khan et ont fourni les armées pour ses campagnes – sur Byzance, la Lituanie et le Caucase.
Ceci dit, les Mongols ont laissé aux princes Riourikides le droit de mener des affaires sur leurs terres princières, parce qu’ils ne comprenaient rien aux affaires intérieures de la Russie. Les Mongols ont remarqué que les Russes préféraient mourir plutôt que de souiller l’honneur de leur lignée ou l’église, et qu’il était donc inutile d’essayer de les asservir. Néanmoins, les princes ne pouvaient disposer de leurs villes qu’avec la permission de l’administration mongole – ils devaient se rendre chez le khan, se présenter à lui personnellement et recevoir un document unique – un iarlyk (charte).
Il est important de comprendre que tant les khans que les princes avaient intérêt à ce que la population ne se rebelle pas, car ils se nourrissaient tous d’elle. De même, cela ne profitait pas aux khans si les princes russes étaient attaqués depuis l’ouest dans le but de s’emparer de leurs terres, ou si un prince devenait trop fort « sans la permission » du khan. Par exemple, en 1252, Batou a envoyé en Russie le commandant Nevriouï pour soutenir « son » prince Alexandre Nevski contre son frère André et ses alliés. Nevriouï a ruiné de nombreuses villes, fait des milliers de Russes prisonniers de guerre, et le prince Alexandre a obtenu le règne de Vladimir et procédé au recensement de la population afin d’organiser la collecte du tribut.
Peu à peu, à partir du début du XIVe siècle, les princes ont commencé à récolter eux-mêmes le tribut auprès de leur population, car les Russes s’étaient révoltés à plusieurs reprises contre les collecteurs de la Horde, les baskaks, exigeant de les expulser des villes russes. Néanmoins, à partir du milieu du XIIIe siècle, la même fragmentation politique a commencé dans la Horde : les « grands khans » se sont multipliés et chacun a exigé un tribut des princes russes et a essayé de leur donner des iarlyk. Comme l’écrit l’historien Nikolaï Borissov, « le grand-prince devait soit réduire le tribut et le répartir équitablement entre les "héritiers", soit traiter avec un seul d’entre eux, en considérant les autres comme des imposteurs ».
Les princes russes continuaient à participer aux guerres aux côtés des Tatars, à inciter les « héritiers » tatars à se mettre à leur service et à s’allier à eux, à épouser des princesses tatares et à donner leurs filles à des princes turciques. Dans les années 1250, l’arrière-petit-fils de Gengis Khan, l’héritier Daïr Kaïdagoul, est arrivé en Russie. Il s’est alors fait baptiser dans l’orthodoxie, a pris le nom de Pierre (Piotr), tandis que son oncle, le khan Berké, a approuvé son choix et lui a envoyé de riches présents. La noblesse russe considérait comme un honneur de se lier par le sang avec les clans nobles tatars car ils étaient, selon les Russes, plus anciens.
La liste de ces interactions pourrait être poursuivie longtemps, mais une chose est sûre : ce qui était communément considéré comme un « joug », la dépendance servile de la Russie à l’égard d’un souverain mongol ou tatar, était en fait la relation entre des principautés russes disparates et des principautés tatares.
L’opinion de Nikolaï Karamzine selon laquelle l’invasion mongole aurait « ralenti » le développement de la Russie est également ambiguë. Nous avons un texte séparé à ce sujet.
Mais des princes russes ont été tués dans la Horde, n’est-ce pas ? Oui, comme des princes de la Horde en Russie.
Naturellement, les Russes et la Horde étaient rivaux. La dépendance politique et le tribut ne peuvent être fondés sur l’amitié. Les princes se rendaient à la Horde pour recevoir un iarlyk ou pour être jugés par le khan, qui jouait le rôle d’« arbitre » dans les querelles intestines. Avant le voyage, les princes laissaient à leurs femmes et à leurs enfants un testament, sachant qu’auprès du khan, ils pouvaient être châtiés ou tués par d’autres princes. C’est ainsi qu’en 1325, à Saraï, le prince Dimitri II de Vladimir a attrapé et tué le prince Iouri Iᵉʳ de Moscou, pour venger la mort de son père. Le prince Dimitri lui-même a été exécuté sur ordre du khan Ouzbek un an plus tard pour cet acte.
Les relations entre les Russes et les Mongols ont même commencé par le meurtre d’ambassadeurs mongols par des princes russes, ce qui était un crime terrible. En Rus’, des princes de la Horde ont également été tués – l’un des princes les plus nobles de la Horde ayant perdu la vie en Russie a été Chevkal, descendant direct de Gengis Khan en lignée masculine. Il a été brûlé vif lors de la révolte de Tver en 1327.
Toutefois, en général, les Russes avaient peur de prendre des otages et de tuer la noblesse de la Horde, car celle-ci pouvait se venger impitoyablement. C’est pourquoi, même lorsque Moscou a été libérée de la dépendance, les Russes ont préféré accueillir de nombreux khans héritiers « tatars » et leur donner des terres, voire même des postes honorifiques à la cour du tsar. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, a en outre existé le Khanat (royaume) de Qasim, aménagé au cœur de la région de Riazan, simplement pour que les redoutables souverains de la Horde puissent finir dignement leurs jours.
Dans cet autre article, nous vous expliquions comment le joug tataro-mongol a en réalité causé la formation de l’État russe.
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