
Combien d’emprunts au français dans le lexique actif d’un locuteur russe?

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Les emprunts lexicaux d’une langue à une autre sont un phénomène linguistique bien connu. Au cours de son histoire, le russe a emprunté un grand nombre de mots à de nombreuses langues, dont le français. Depuis le milieu du XVIIᵉ siècle, le russe est très perméable aux influences lexicales étrangères. Cette réalité s’explique par le développement des relations diplomatiques, économiques et culturelles entre la Russie et l’Europe occidentale. Dès le XVIIIᵉ siècle, le français rencontre en Russie plus de succès encore que dans le reste de l’Europe : il est adopté par l’aristocratie. Des mots tels que « абажур » (abajour, du français abat-jour), « афиша » (aficha, de affiche), « бисквит » (biskvit, de biscuit) ou encore « вуаль » (vopual’, de voile), entrés alors dans la langue, illustrent parfaitement cette influence croissante, témoignant d’un élargissement – voire d’un approfondissement – des sphères d’interaction.
Au XIXᵉ siècle, si elle a ravivé le sentiment patriotique au sein de la société russe, la guerre contre les armées napoléoniennes n’a pas relégué au second plan la langue française, qui demeurait pour les aristocrates une langue quasi maternelle.
Dans cette strophe de son roman en vers Eugène Onéguine, Alexandre Pouchkine nous en donne un témoignage éloquent.
« Pour sauver l’honneur de mon pays, je devrais traduire la lettre de Tatiana, car elle savait mal le russe, ne lisait jamais nos journaux et s’exprimait très-difficilement dans cette langue ; en un mot, elle écrivait en français ! Que faire ? ».*
De la guerre patriotique de 1812 et de la campagne de France (1814) date une nouvelle vague d’emprunts français par la langue de Pouchkine. Elle a suivi celle qui remontait à la Révolution de 1789. Certains mots français qui étaient entrés dans la langue russe avant la Révolution française, comme « режим » (régime), ont alors acquis le sens politique qu’on leur connaissait déjà en français. D’autres, comme « либерал» (libéral) ou « дебаты » (débat), sont attestés à l’écrit à partir de la seconde moitié des années 1810.
Toujours durant cette époque des guerres de Coalitions (1792-1815), le français a enrichi le lexique militaire du russe. Des termes tels que « каптенармус » (kaptenarmous de capitaine d’armes) ou « редут » (redoute), aujourd’hui vieillis, sont alors entrés dans la langue russe.
L’essor des sciences et les progrès technologiques ont eux aussi joué un rôle déterminant : comme le rappellent les spécialistes du site Gramota.ru, une série entière de termes techniques – parmi lesquels les exemples les plus simples sont « автомобиль » (avtomobil’ de automobile) et « авиация » (aviatsiïa de aviation) – est entrée dans la langue russe au début du XXᵉ siècle.
Il est un autre phénomène lexical bien documenté : le glissement sémantique. Nombre de mots empruntés au français par le russe n’y ont pas échappé. A commencer par « abat-jour ». Dans l’exemple que nous vous donnions en introduction de cet article, nous lisons : « он зажёг абажур » au sens de « il a allumé la lampe / le lampadaire ». Une mauvaise traduction aurait donné : « il a allumé / mis le feu à l’abat-jour » ! Au lieu de se plonger dans la lecture de son magazine, il aurait alors dû se précipiter sur son « телефон » (téléphone, encore un mot emprunté au français) pour appeler les pompiers !
* Eugène Onéguine. Traduction par Paul Béesau. Librairie A. Franck, 1868.
Dans cet autre article, nous vous présentons douze mots russes sonnant français mais ayant pourtant un sens totalement différent.